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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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possibilités du théâtre
vendredi 22 janvier 2010
Sans un élément
de cruauté
à la base
de tout spectacle,
le théâtre
n’est pas
possible.Antonin Artaud
Travées vides, rangées renversées au passage du regard, plateau abandonné à la pesanteur, poursuites traînées sur un bord du décor arbitraire, sans relief, accessoires éparpillés, costumes déchirés, d’une autre époque, d’un autre rôle pour une autre pièce.
Ma mémoire ressemble à un projet flamboyant et comme laissé en l’état.
Je passe devant lui sans rien toucher de peur qu’en déplaçant un objet tout ne s’effondre.
Mes souvenirs restent inachevées et au-devant de moi, mon corps lancé ne trouve rien d’autre que des rues pleines de corps comme moi lancés au-devant d’eux.
Quand j’essaie de me souvenir, je ne retire que des plans et des esquisses : un théâtre vide avant la représentation d’une pièce qui ne sera jamais jouée.
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miroir, le long d’un chemin
jeudi 21 janvier 2010
« — Avez-vous un miroir ?
cria-t-il à Marietta.
Marietta le regardait
très pâle
et ne répondait pas.
La vieille femme ouvrit
d’un grand sang-froid
un sac à ouvrage vert,
et présenta à Fabrice
un petit miroir à manche
grand comme la main.
Fabrice, en se regardant,
se maniait la figure
: "Les yeux sont sains, se disait-il,
c’est déjà beaucoup."
Il regarda les dents,
elles n’étaient point cassées.
— D’où vient donc que je souffre tant ?
se disait-il
à demi-voix. »Stendhal, La Chartreuse de Parme
N’être alors qu’une démarche vacillante, n’être plus que cela, puisque rien ne compte, que rien ne comptera plus ; n’être qu’une poignée de secondes accordée dans le reste du corps (et ensuite, plus rien) : n’être que cette part dérisoire de temps qui s’échapperait comme du sable des doigts trop écartés ; n’être que cet espace que recouvre mes pieds bientôt effondrés ; n’être tout entier qu’un clignement d’œil (avant, juste avant que), et qu’un dernier mot, comme une dernière bouffée de ciel tolérée (je pensais à cela, hier soir : si l’heure de la mort m’était donnée, c’est un dernier regard au ciel que je réclamerai, et qu’on n’en parle plus)
Des fins autour desquels je travaille, et que rien n’épuise : des fins sans fins qui recommencent les unes sur les autres — j’en ai toutes les images, je connais chacune de leurs formes, j’en invente à mesure, sans cesse, et je saurai écrire des encyclopédies ; ça s’appellerait : histoires avec fins. Il n’y aurait que des fins (pas ce qui les provoquerait : mais véritablement, le moment qui ne succède à rien). Et je m’épuise à les solliciter toutes, parce que toutes me renvoient le fait que tout leur recommence.
En passant devant l’immeuble de verre, le mal au cœur, violent, comme un dégoût du reflet qui déforme en le produisant, le monde en son abîme. Je suis la tache, droite, dans le coin, qui enregistre tout cela, et je sais maintenant la cause de cette douleur qui est la colère à laquelle je tiens le plus : c’est que, quand on m’aura soufflé comme une bougie, sur les parois mon ombre tombera soudain sans moi. Et je ne la verrais pas.
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persistance rétinienne
mercredi 20 janvier 2010
« Si
l’œil qui regarde l’étoile
se tourne
rapidement
de la partie opposée,
il lui semblera que cette étoile
se compose
en une ligne courbe enflammée.
Et cela arrive
parce que l’œil
réserve,
pendant un certain espace,
la similitude de la chose qui brille
et parce que
cette impression de l’éclat
de l’étoile
persiste
plus longtemps dans la pupille
que n’a fait le temps
de son mouvement. »Léonard de Vinci
Sur le dos de la main, j’ai cette plaie qui ne cicatrice pas : qui brûle encore alors que j’ai perdu le souvenir de ce qui l’a causée. De même : de l’année qui est passée, ne garder que les douleurs, et aucun souvenir.
Sur la surface de l’œil, il y a cette lente traînée de jour qui demeure et se pose le plus cruellement possible sur la vitre dont la pluie a révélé la saleté. De même : des jours à venir, des tâches impossibles qui s’annoncent, ne conserver que ce qui pourra laisser traces à la lumière, seulement ce qui pourra engendrer de la fatigue, la bonne fatigue, celle qui épuise le corps contre la vie traversée, éprouvée plus que vécue.
Sur le lit défait, des pages arrachées, des livres abîmés à force d’être lus. De même : de l’importance des choses, ne tenir pour acquis que ce qui s’est frotté à l’incompréhensible, à l’inatteignable, à l’impossible creuset entre soi et le désir de soi — qui persiste.
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ramasser le jour
samedi 16 janvier 2010
Dans ces lieux de passage qu’on fabrique dans tous le pays à l’identique (de sorte qu’il m’arrive de les confondre, et quand le train s’arrête dans une gare, puis repart, je reste quelques instants persuadé d’avoir manqué l’arrêt, d’être emporté dans un lieu en avant de moi et de me retrouver dans l’impossibilité absolue de jamais revenir), on ne fait que traverser, suivre automatiquement les panneaux, les quais, les heures, les voitures, suite de chiffres qui décident pour nous de la marche à suivre.
Mais à force de ne faire que passer dans ce lieu, j’ai fini par l’habiter différemment, et les quelques minutes que j’y passe, mises bout à bout, construiraient assez facilement des journées pleines, une semaine peut-être. Dans chaque endroit de la gare, j’ai déposé un regard, une émotion, une colère. Je les retrouve à l’identique quand je reviens, et je cherche un autre endroit où loger un autre désir, une autre frustration, une autre partie de moi — je suis sûr de me savoir ainsi quelque part.
Il m’est arrivé deux fois cependant d’attendre longtemps dans cette gare : de voir passer les types pressés, les types passant sans voir les corps, l’allure attaché aux signaux, aux panneaux, machinalement emporté vers leur train. La première fois, je me tiens à l’écart et je ne cesse pas de regarder ma montre, le train qui ne vient pas, les annonces qui ne l’annoncent pas, le retard qui grandit à chaque seconde et qui me laisse de plus en plus en retrait de ma journée ; le poignet qui finit par brûler.
La seconde fois, laissé sur la grève, je prends le temps de regarder. Il y avait ce type que j’avais déjà aperçu jonglant dans la chaleur. Il passe sa journée là. Pour lui, l’attente n’a pas la même durée, et les trains qui arrivent ne partent jamais nulle part. Pour lui, les trains défilent, ce n’est qu’un corps lourd vidé de la possibilité d’être habité.
Il marche de long en large, on passe à sa hauteur sans le voir. Il me tourne le dos, lance en l’air et rattrape avec difficulté le temps avec lequel il jongle, comme chaque minute échangé avec une autre, semblable dans son poids, toujours différente dans l’équilibre qu’elle propose. Il ne se lasse pas. Il se baisse sans fatigue pour ramasser ce qu’il fait toujours tomber : il ne jongle pas, il ramasse ce qu’il a lancé et qu’il ne rattrape pas. Ce qu’il habite, c’est moins le temps que cet espace sans durée que je ne partage pas avec lui. Que je ne partage pas jusqu’à ce moment où je le vois, de l’autre côté du quai, séparé par le gouffre, et sans jamais apercevoir son visage.
Dans la foule, je m’assois, les panneaux aux murs, les chiffres sur les écrans, toute cette organisation précise du monde ne fait signe vers rien. L’attente cesse alors, soudain, comme tombé à mes pieds. Quand je me penche pour la ramasser, je serre contre moi tout un jour traversé sans l’attendre.
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la fuite organisée des lignes
jeudi 14 janvier 2010
Tout ce qu’on écrit dans la torsion des mots, et qu’à force de tordre, ce qu’on saura en tirer : des lignes qui partent et ne reviennent pas, la fuite organisée des lignes qu’on plie pour ne pas qu’elles rompent.
Quand je m’arrête au milieu de la route et que la foule qui marchait du même pas que moi continue, c’est comme si la terre soudain s’écartait de moi : dans le vertige que cela provoque, on écrit non pas pour ramener la foule à soi, mais pour mesurer la vitesse à laquelle on s’est arrêté.
On franchit une à une des portes qui ouvrent sur des escaliers noirs qui montent et descendent à la fois : c’est qu’il ne s’agit ni de monter ni de descendre, mais de franchir chaque marche comme une porte, de passer chaque porte comme une seconde. Une page après l’autre qui saura les franchir.
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poser le regard
mardi 12 janvier 2010
C’est comme une effraction dans le corps, une violence affranchie de règles : les secousses qui prennent quand on tient le regard de l’autre trop longtemps. Dans le métro, qu’on ne se permette pas de faire davantage que de croiser le regard. C’est une loi non écrite : on ne regarde pas les gens en face.
Comme des rois, comme des fils d’empereurs, comme des dieux mêmes : on ne saurait poser son regard sur le regard d’autrui — sans doute que ça le recouvrirait, ils ne pourraient plus cesser de ne pas penser, comme c’est le cas dans le métro. On est trente dans dix mètres carrés, et chacun trouve un endroit où loger son regard : pourvu qu’il n’en rencontre pas. C’est une prière : pourvu que je n’en rencontre pas, se disent-ils.
Je ne le fais pas trop longtemps. Quand cela m’arrive, je note que les réactions sont presque toujours de violence : l’agression plus insupportable encore que l’insulte, les coups. On me le fait comprendre par un regard plus appuyé ou plus fuyant. Mais c’est toujours une manière de ne pas y répondre.
Sur le sol, les yeux tentent de passer le temps, le tuer le temps de quelques stations.
Je tourne autour de lui comme d’un taureau, et la caresse animale, c’est comme un dépôt de silence effondré et bruissant de mon regard au-dessus de la rumeur du train. Je ne demande rien, je ne questionne pas, je pose mon regard comme une main sur la peau tendue du taureau, comme on s’appuierait sur une évidence — comme on s’appuie pour ne pas tomber : et on bâtirait sa vie sur cette chute évitée. Moi, je veux bien la bâtir sur un regard donné, rendu.
Les portes s’ouvrent, les types se jettent dehors et je ne sais pas tant ils en ont perdu l’habitude quand ils pourront regarder les yeux d’un autre.
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silence des sphynx
dimanche 10 janvier 2010
J’abandonnerai un jour ce que j’aime le plus aujourd’hui, et je ne m’en apercevrai pas. J’aurai peut-être les plus justes raisons du monde : la fatigue, l’oubli, le décompte achevé. L’abandon sans arrachement. Plutôt mourir pourtant.
La douleur aujourd’hui, c’est de s’appartenir encore ; la douleur, c’est de posséder un corps et de le vivre en tant que tel, seule réalité qu’on ne contourne pas. Un jour, j’abandonnerai sans douleur mon propre corps, je le sais si bien maintenant. Je m’accroche de toutes mes forces à ma douleur, c’est elle qui seule justifie la vie : légitime un peu le poids qu’elle pose sur la poitrine à chaque respiration.
Dans ce monde coupé du monde, on ne voit pas ses pieds quand on marche, les herbes qui les recouvrent, on est les premiers à les pencher depuis des années, et quand on repassera dans des années, elles garderont la forme de nos pas.
À l’horizon, je vois ces grands pylônes électriques qu’on a l’habitude de trouver si laids ("qui défigurent le paysage" : c’est ce qu’on dit), et qui sont à mes yeux la figure même du paysage, ses yeux et ses oreilles, et l’expression neutre et arrogante de son visage tout entier.
Ces pylônes dressés au hasard dans ces endroits sans ville, ces pylônes comme des portes qui s’élèvent ne marquent ni dehors ni dedans. Portes qui n’ouvrent ni ne ferment rien. Portes qu’on ne franchit pas, au seuil desquelles on se tient, plein de réponses devant autant de sphinx muets.
Quand je cesserai de voir cette beauté, beauté hiératique de ce monde-là qui se donne en puissance définitive du réel, solitude parfaite (image de la solitude pour moi : quand c’est de mille fils qu’elle est constituée), beauté urbaine, sans forme au milieu de ce qui semble épargnée par la ville, je sais bien que j’aurai abandonné la partie.
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intériorités des ponts
vendredi 8 janvier 2010
C’est toujours pour moi le plus grand mystère des villes : plus que les
cathédrales, plus que les métros — la fabrication des ponts.Comment on le bâtit, et depuis quelles rives : enfant, j’imaginais que les travaux partaient de part et d’autre, et que le pont finissait par se rejoindre, en son exact milieu.
Je ne sais pas pourquoi cette obsession — ce n’est pas vraiment une métaphore de la ville, ce serait plutôt le contraire. C’est le geste d’en sortir. Celui d’en finir avec le centre clos des habitations : on passe au-dessus du fleuve, on s’en va. On construit un pont pour mieux couper avec ce qu’on laisse derrière soi. Enfin, c’est comme cela que je les imagine. C’est ainsi que je les prends.
À Bordeaux, il y a cette passerelle imaginée par un artiste pour une installation et qu’on a laissée en raison du succès qu’elle a attiré. C’est un pont de bois qui part du rivage et qui cesse après quelques mètres ; les gens s’avancent, se heurtent à la fin du pont, et demeurent là, au-dessus du fleuve, avant de faire demi-tour. Ils appellent cela une passerelle. On a construit un pont en forme de promenade à sens unique. Un pont à bord. Une impasse interrompue.
Dans le froid, je passe devant cet autre pont qu’on construit ou qu’on consolide. C’est un pont dans la ville qui n’enjambe rien sous lequel on passe : on appelle ça un tunnel, mais il a de l’extérieur la forme d’arc brisé d’un pont. C’est surtout un trou au milieu de la ville dans lequel on s’enfonce avant de revenir à la surface. Les villes ont sans doute besoin de telles expériences pour éprouver le ciel. Sous ce pont, on a installé de magnifiques échafaudages en formes d’escaliers, des barres de fer qui ne semblent rien soutenir, mais qui dessinent l’intérieur du pont souterrain.
La route est fermée à la circulation, mais j’enjambe les barrières pour m’approcher au plus près : c’est ici que les foules devraient venir pour voir un pont. Les passerelles là-bas singent peut-être l’idée du pont : ici, on en dessine sa forme intérieure, sa puissance cachée, sa conscience peut-être.
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au revers
jeudi 7 janvier 2010
Je possède au revers de moi tout ce que je ne suis pas, tout ce que la nuit en secret je confie à la part de moi la plus enfouie. Si je voulais en faire le portrait, je commencerai sans doute par dessiner les yeux avant les contours du visage, et sur les lèvres, je tracerai à la hâte, comme un enfant, des larmes de sang, noires.
Le rêve tait ces choses là : le rêve censure plus qu’il ne dévoile — alors, si je cherche à savoir ce que la part la plus enfouie de moi cherche à me dire dans les moments de plus grande solitude, de rage plus sourde encore, je vais toujours à l’opposé de ce vers quoi le rêve m’oriente. Je retourne l’image qu’elle me présente, et la regarde longuement, comme si c’était ma propre main, coupée.
C’est un long exercice. Dans la ville, je m’efforce de même : quand elle m’offre un visage, je cherche toujours dans les quartiers plus noirs, plus lointains, les centres invisibles des murs, les reflets tremblés des clochers en haut des fleuves. Sur les parois, entre les grafitis coulés jusqu’au sol, je pose ma main, sens battre aux tempes du réel les coups saccadés et irréguliers d’un pouls qui finit par se confondre avec le mien.
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mises à jour
lundi 4 janvier 2010
De n’être tenu par aucune identité : ni sociale, ni nationale : et ni morale, ni rien ; de n’avoir pas d’adresse ; d’occuper le temps depuis le matin sans réveil jusqu’à épuisement du dossier le soir ; de n’avoir besoin que de six heures la nuit : et pas de compteur pour le jour ; d’avoir pour seul rêve de confort, une table où poser des livres, une autre pour écrire leur lecture (et de la musique pour faire passer l’énergie de l’une à l’autre table) — et une fenêtre, avec vue sur les toits : et une porte, donnant sur une rue, et les visages vers lesquels aller, partager la rue, le temps qui la fait passer d’un trottoir à l’autre : et qu’on échangerait bien plus que le temps ;
Dans le reflet de mes désirs, de mes seules revendications à la réalité pour que je l’accepte — et pour que je l’autorise à me passer sur le corps — je ne vois rien de plus ; pour l’année qui vient, j’ajouterai seulement : soifs, au-dehors comme au-dedans ; et soifs encore pour tout ce qui pourrait servir à faire barrage aux formes d’identité, d’adresse, de fatigue de toute sorte.
Sur la façade de verre, les corps ne bougent pas, ils restent assis à leur bureau à l’intérieur, mais on voit de temps en temps, remuées par le vent, des longues branches sans raisons vibrer la surface, dessiner d’étranges rêves sur les peaux du réel. Belle leçon. Alors, comme on visite en esprit les chairs passées de nos vies, s’agira de trouver au-devant de soi les mouvements de ce dehors qui vient troubler et renouveler les plaques trop immobiles du temps.