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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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je courrais sauvage _
Mahigan Lepagevendredi 7 août 2009
Et je courrais sauvage sur le béton des villes, cherchant comme un fou un peu de terre nue, mais que partout le béton de vos citernes recouvre, et foulerais ce béton à m’en écorcher les paumes, des mains sur les murs et des pieds sur le sol, filant des trajectoires à vous impossibles, écorchant aux surfaces des lambeaux de chair, comme des plaies saignantes la ville est à vous, à chaque foulée un peu moins de mon corps, comme une peau la ville je porte trop de vous, mais j’irais inarrêtable comme un cheval fou, galopant sans fers sur le béton cassant, et riant à vos citernes déversant coulées, comme encore aux éclats de vos murs troués, votre propre folie dans ma course folle, et que les avions plongent aux horizons dentés, et que les bateaux se noient dans vos fleuves verts, les arbres pauvres n’en peuvent plus de tenir, les machines fumantes aux carrefours explosent, ma nudité comme le sol recouverte, le dos en plaques aux murs les plus rêches, les paumes saignantes et le visage osseux, je courrais sauvage sur le béton des villes.
Mahigan Lepage
Sous l’incitation de Jérôme Denis (de Scriptopolis) et François Bon (de Tiers livre), le premier vendredi du mois est l’occasion d’un Grand Dérangement : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre ; vases communicants. Autre manière, comme l’écrit Scriptopolis, d’établir les liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour le Grand Dérangement #2, Mahigan Lepage occupe l’espace ici, et ce jour, je suis chez lui.Et d’autres vases communicants ce mois :

Pierre Ménard (Liminaire) et Michel Brosseau (À chat perché) 
Clara (takuhertz) et Antony Poireaudeau (futiles et graves) 
Loïs de Murphy (Biffures Chroniques) et Frédérique Martin (Carnet d’écriture)
Mots-clés
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devant quoi on s’avance
mardi 4 août 2009
(...) On avance, on est de l’autre côté du pas et on recommence à basculer sur le pivot du même corps. Ce qui suit, on ne l’envisage pas : derrière est toujours ce que le pas repousse à plus tard, bien plus tard comme pour un autre que soi, un autre qui aurait oublié tout de cette présence à soi et à la marche : ce qui viendra après ne nous concerne pas ; possible, l’heure suivante n’est pas affaire de vivant. On voudrait s’en tenir là : mais ce n’est pas d’oubli ou d’absence qu’on est fait, seulement de fatigue et de poids ce matin.
On est simplement, ce matin, contemporain de cette fatigue, on est notre propre poids : et ce matin, on n’y suffit pas. On écarte avec une même force les relents du passé, les possibilités de l’avenir.
On est sans histoire. Ou : on est toujours dans ce qui vient après l’histoire et qui n’est qu’une durée, jamais un déroulement ; pris dans cette densité, on dresse dans le présent un corps qui n’est pas encore fait pour le monde, qui n’est plus celui qui l’habite.
On n’est pas sans mémoire, mais cette mémoire est si bruissante qu’elle parle seule et pour elle-même ses propres leçons, ses lois codifiées pour d’autres. On n’est pas sans illusion, mais toutes nos utopies sont d’emprunts, traversées par toutes les expériences salies par tous les échecs, tous les compromis qui ont donné naissance au réel.
On n’est pas sans colère, mais les mêmes mots servent à nos ennemis, et ces ennemies diffèrent de si peu des autres que les mots même finissent par se retourner contre tous, dressent l’écran de fumée qu’on lacère de coups de couteau inoffensifs qui ne font que l’épaissir.
On avance.
Et ce devant quoi on avance est inconnu de soi, mais au bord des routes, les cairns sont là, à chaque mètre. (...)
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devoir de passage
lundi 3 août 2009
Ne devoir au passage que la monnaie nécessaire pour passer, et rendre son dernier soupir à celui qui le demande ; ne devoir rien d’autre pour mourir qu’un dernier souffle à donner, en passant, au nécessaire, au suffisant — et quand on passe, enjamber la barrière, le passage qui sépare, qui commence et termine, tendre le poing fermé dans sa propre rage la monnaie qui délivre, et desserrer les poings en même temps que la mâchoire, devant le type assis qui attend pour compter que la monnaie tombe ; ne pas avoir d’autre dette que celle de la lettre reçue en attente de réponse : et d’autre monnaie que celle, essentielle, du dernier mot qui ne suffira pas pour disparaître à tes yeux.
Dragonflyes, Devendra Banhart_Cripple crow, 2005
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l’averse
dimanche 2 août 2009
Noyau dur qui tance au loin, et s’approche : on examine les nuages comme ses poumons, on ausculte son propre pouls à la mesure de l’avancée du ciel, là-bas, au loin. Quand il craque, se fend, s’ouvre en deux juste au-dessus de nous, les types qui se mettent à courir, l’eau du fleuve qui remue la boue, la lumière qui se déplace dans la seconde : on change de ville.
Ce qui se transforme, c’est justement les trajets : on court la tête dans les épaules, de biais pour éviter les gouttes qui s’abattent toutes sans exception sur nous, et en même temps, de tout leur poids ; on se réfugie sous les porches, on constitue de longue file indienne, côte à côte, le dos contre les façades, le regard levé : on attend.
On n’attend jamais que la pluie cesse — mais qu’elle ralentisse. Qu’elle se calme, qu’elle change de fréquence. On est un peu de cette pluie qui tombe moins, de moins en moins ; ce que nous attendons arrive peu à peu : quand on sort du refuge dans la ville nettoyée, sous la pluie encore là, mais si fine qu’elle ne nous atteint pas, dans la ville dont on respire à nouveau le silence et l’ordre, c’est une autre manière de marcher (plus lentement), c’est une autre façon d’appréhender le ciel.
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ce matin,
vendredi 31 juillet 2009
(...) On n’est pas suffisamment fatigué pour s’arrêter – et bien trop pour cesser d’y penser : alors on continue plus lourd de cette idée, et c’est encore davantage fatigué qu’on avance plus lentement, chaque pas posé comme le dernier, ou le premier – on ne sait plus.
Le matin n’a pas fini. Sur le pavé, il s’accroche encore un peu de nuit. La route s’élève et c’est tout le soir qu’on tire derrière soi, le poids qui allonge le pas. On ne sait pas si c’est de n’avoir pas dormi ou d’avoir marché depuis le lever du soleil qu’on est si fatigué. Les façades fermées des grandes rues défilent si lentement et se répètent tant que l’impression de marcher sur la ville comme sur un tapis roulant est forte, obsédante.
On a remonté la rue, on a passé par dessus l’heure, une autre se présente, qu’on sait plus haute, qu’on imagine plus lente. Le corps hissé jusque là n’a plus la force : et pourtant, l’heure suivante sera traversée aussi. (...)
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éloignement
jeudi 30 juillet 2009
Cinq jours passés éloigné de l’écran, de la ville — éloignements élevés à la racine ; rapport au corps qui se distend, rapport à la solitude qui s’éparpille. Recherche dans la tache d’encre du ciel, une leçon, au moins un indice. Ce qui s’écope à force, c’est toujours soi. Recherche d’un lieu où ne plus l’être : éloignement qui ne serait pas un rapport, mais un lieu.
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(distances)
samedi 25 juillet 2009
Distance par rapport à soi, par rapport au lendemain (par rapport au temps) : distance par rapport à sa propre parole (ma voix désarticulée, l’intention qui diffère tellement des mots prononcés : désarticulation que je ne réalise qu’après-coup, toujours).
Écarts qui ne se comblent jamais ; non-coïncidence essentielle : ce que je dis ne correspond pas, ne rejoint que partiellement ce qui fonde la parole ; l’esprit et la lettre, autour de la ligne ferme du dessin, les couleurs qui délimitent un autre contour au-delà de la silhouette. Dans la rencontre, ce qu’on voudrait dire, et ce qui se dit : et j’assiste, non pas tant à une contradiction, mais à une désarticulation étrange qui me donne naissance à ses yeux.
Et cependant, si je suis quelque part, ce serait peut-être là, dans ce geste qui ne rejoint pas — n’être jamais l’image de son intention, ne jamais trouver la superposition du signe et du sens, seulement leur articulation ajournée, possible, provisoire, désirée (et recommencée).
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(de la justesse)
mercredi 22 juillet 2009
On a remonté la ville, et même passés jusque devant l’immeuble, le numéro égratigné, comme d’une autre vie, la façade comme de la peau morte, et moi, en boitant un peu, et sans trop vouloir le dire, mais suivre ensuite, après le fleuve, les grandes lignes de chance de la ville, les rides qui partent avec le boulevard vers l’est, et en se perdant un peu, juste le temps de se retrouver autre part, suivre la pensée en même temps que ses pas, et semer derrière soi la douleur du genou, la moiteur du soir, et continuer plus loin, sans trop vouloir se retourner sur les paroles trop vite lâchées, pas assez pesées, s’arrêter plusieurs fois et malgré moi sur la ponction de justesse qu’arrache tel ou tel livre aimé, avant de sentir, dans l’évidence, la reconnaissance d’un échange qui s’affrontait à son propre risque, celle de ne pas rencontrer ; alors, de cette relative peur éprouvée en amont ne resterait finalement que ce qui s’est éprouvé d’évidence ; justesse d’un accord, l’essentiel.
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à la lumière
dimanche 19 juillet 2009
Bien sûr, chaque pierre est la même — on marche sur l’une comme sur l’autre, elle couvre le sol, et c’est leur seule fonction. Seul diffère, oui, l’espace que chacune occupe dans l’espace : c’est cette différence qui leur donne une couleur autre, une disposition face au ciel plus ou moins là, plus ou moins cachée.
Chaque pierre a sa place : puzzle immuable et nécessaire comme imposé par l’évidence ; chaque pierre est sa propre place. C’est un visage, et on ne conteste pas la nécessité d’un visage.
Comme le nuage vient se placer devant le soleil, c’est une ombre qui se pose sur cette plaque, et semble la faire bouger : tout est soudain méconnaissable, soudain plus (et moins) présent — soudain moins essentiel, mais davantage là. L’ombre déploie plus précisément le jeu de creux et de plein du tapis de pierres pour lui donner plus de profondeur : la lumière efface les reliefs pour allonger l’étendue.
On n’habite pas son monde, on l’emprunte à la lumière, un temps, avant de lui rendre.
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filtres
mercredi 15 juillet 2009
À travers la vitre passée du trajet, on ne voit que sur la vitre les dépôts sales de la trajectoire prise par le train — ne voit que des lignes immobiles creusées dans le verre qui annulent la perspective, arrêtent le regard.
Et quand on reste les yeux un moment fixés sur la vitre, peu à peu la vitre disparaît : peu à peu la trajectoire s’accompagne du mouvement qui le cesse, permet, à mesure qu’on s’habitue, d’appréhender sur le soir qui tombe l’allure de la lumière, le temps qu’elle met à s’éteindre.
On croit que ce que l’on voit du monde est toujours ce qui s’offre — on se trompe là-dessus : on ne perçoit que des filtres plus ou moins épais qui rendent plus ou moins présent le monde qui passe, qui tombe.
Et quand on écrit le monde, ce sont les filtres qui s’écrivent à la place, qu’on traverse.