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Jérémie Scheidler | En pure perte
dimanche 30 septembre 2007
Notes sur le film de Jérémie Scheidler, En pure perte
L’échappée
Quand elle part plus loin, cette fille qui s’éloigne, et de plus en plus, à mesure que va le film, et de plus en plus loin, c’est de colère peut-être : cette colère qui n’a pas besoin de gestes brusques, cette colère simple et nue — oui, cet effondrement qu’on appelle évidence dans le regard d’un enfant qui s’arrache de là où on (c’est-à-dire ils) voudrait qu’on soit pour toujours — cet effondrement de la prison qui porte nom réalité, et peine, et châtiment (c’est-à-dire crime) : et de là où elle s’en va, cette prison qui sous les coups simples comme un haussement d’épaule, décisifs comme une morsure sur l’âge tendre et insoumis, cette prison qui s’ouvre, cette prison qui se brise et d’où elle s’échappe, fugitive foulée qui prend la liberté là où elle est — dans son corps, dans le corps de la terre qu’elle confond avec le corps d’un rêve qu’elle fait, et dont nous sommes nous, les prisonniers.
Cette raison irrésolument déraisonnable qui dénonce l’outrage qu’on fait à sa jeunesse : elle la porte dans ses mains, et l’éparpille ; c’est elle qui invente le monde, lui donne ses lois, ses ivresses : et sa loi est plus belle que le crime qu’elle commet, plus puissante que la folie qu’on enferme — car sa loi est son corps, et son corps est sans fin.
Quand elle part plus loin, on la laisse parce que soudain, le poids dont elle se déleste à chacun de ses pas alourdi le notre, et nos corps s’effondre ; on la voit, elle, plus légère encore, délestée de notre poids, s’échapper, et s’en aller, "enfant-monstre" en ce qu’elle montre véritablement combien pèse en nous la lâcheté de n’être pas son désir à elle, elle qui va respirer plus loin, repousser plus loin les possibles du monde étranglé sous nos masques, et le monstre qui s’affiche en elle est d’une beauté si terrible qu’au moindre regard on s’y brûlerait, et c’est pourquoi elle va de dos, et c’est pourquoi on la laisse, elle s’éloigne — et le film toujours déroule ces plans longs comme le jour abandonné, de son corps à elle qui marche et s’en va, et s’en va encore, s’éloigne : quai de gare, ou grève échouée sur le sable, et sable échouée sur la mer qu’elle avale comme elle avalerait un homme sans peine, comme elle avale son propre désir, sexe béant de la mer qui s’ouvre pour elle seule, et comme pour elle seule le soleil a dansé autour d’elle la fin du monde éblouie par ses gestes.
Quand elle part plus loin, (c’est un film qui ne fait que partir son propre départ), quand elle nous laisse, qu’on pourrait la juger, on pourrait même mépriser sa lâcheté, penser que c’est de la lâcheté, penser que c’est irresponsable enfin, de partir comme ça, sans laisser de mot, d’épouser la vie comme un caprice que l’on trompe à chaque nouvelle vie que la nuit invente pour elle —
Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu’au jour, à petite fougueuse !
— oui, quand elle part encore, là précisément vers cet endroit où on ne pourra plus la suivre : c’est alors qu’elle a raison, et ce n’est pas délivrance, ce n’est pas libération du poids de vie en trop que le corps portait : c’est comme si elle donnait naissance au monde, vraiment : littéralement. Et à tout ce que nous venons de voir, c’est elle qui a donné naissance.
Pure perte sans doute, en pure perte : joie nue d’avoir tout perdu en ayant tout désirer : d’avoir conquis sa pureté, totale, et insensée, puisée dans l’élan, total et insensé, et sans but, ni raison, ni morale, ni leçons : en pure perte d’un monde qui la recrache ultimement désirée.
Pure perte d’avoir osé dire : que la perte soit ma pureté ; que l’échappée soit ma façon de marcher ; que le crime, ma raison d’expier vos fautes ; ma beauté, une sorte de rédemption ; et ma jouissance, le cri dressé face à la vie que j’ai vaincue.