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Patrick Grandperret | Meurtrières

mardi 24 février 2009

Par le producteur : Nina et Lizzy. La rencontre de deux jeunes filles normales, juste un peu fragiles. Entre elles, une reconnaissance immédiate... Ensemble, elles sont fortes, euphoriques... Elles n’ont pas beaucoup de chance, pas d’argent, elles n’ont que leurs rêves. Deux jeunes filles en quête d’amour. Et chaque instant qui passe, chaque rencontre leur ferment un peu plus les portes d’un monde dont elles n’ont pas les clés. Rien en poche, on ne va pas loin. Ou trop loin.

Réalisation :Patrick Grandperret
Scénario : Patrick Grandperret et Frédérique Moreau
Avec : Céline Sallette et Hande Kodja




jeunesses suicidées par le monde
On pourrait aller quelque part… 
 Où ? 
 Je sais pas, dans un pays sauvage… ? 
 Ce sera pareil…

Sur une route, pieds nus, on marche comme on tombe, lentement et sans regard. Lizzy est couverte de sang, ce n’est pas le sien. Elle voudrait se laver. Nina, un couteau entre les mains, arrive, se lave, l’emmène.

Ce film ne raconte pas le fait divers qui longtemps a hanté Pialat : l’été 1974, deux jeunes filles, sans argent, sans destination sont prises en stop – elle se sentent agressées, égorgent le type, s’en vont.

Arrêtées, elles prendront vingt ans. Ce n’est pas le film que voulait raconter Pialat : ce plan interminable qu’il rêvait, inséré à la fin, filmé sans coupe du moment où les jeunes filles montent dans la voiture jusqu’au crime, ce plan qui n’existera jamais. Ce n’est pas non plus le film de Grandperret : en 2006, l’errance n’est plus une révolte ; la dérive est une réalité âpre sur laquelle s’échouent les vérités les plus abjectes. Ne pas chercher les raisons des jeunes filles, mais après l’ouverture qui donne son titre au film, les suivre, lentement, sans épuiser les courbes d’une ligne fatale.

Il n’y a pas de fatalité – il y a le hasard d’abord, et il y a la violence terrible, sans mesure, d’un monde qui leur est refusé. Nina qui a perdu sa mère très jeune, voit son père mourir dans ses bras le jour de son anniversaire. Nina n’a personne au monde ; elle part pour Bordeaux, comme on part quand on a rien à perdre, puisqu’on a tout perdu. Une crise d’angoisse l’emmène en hôpital psychiatrique, où elle rencontre Lizzy qui enchaîne les T.S.

Les deux filles se reconnaissent, deux sœurs dépossédées, enfermées, libres, tristes par habitude, joyeuses par désirs, seules au monde, toutes les deux. Il n’est pas de direction alors, de ligne de force véritable dans ce parcours, qui est avant tout une dérive, un lent apprentissage du monde – toujours en deux temps : d’abord la séduction, la gentillesse de ceux qui veulent obtenir quelque chose ; et puis la violence sourde et sèche lorsque les jeunes filles résistent.

Parce qu’elles ne veulent pas se salir avec ceux qui exigent d’elles leur part – leur cœur, leur corps – Nina et Lizzy voudront pendant toute cette errance seulement se laver, prendre une douche, un bain dans la mer (seul moment de répit du film, de joie nue et débordante, plan sans coupe, long, à hauteur de vagues), comme une obsession, une purge nécessaire pour laver la laideur des regards déposés sur elles, ces mains qui se portent sur leurs visages pour des caresses plus blessantes que des coups.

L’une des dernières images du film verra d’ailleurs les deux filles se laver furtivement – et vainement – pour nettoyer le sang de leur vêtement. L’errance est vaine. Où aller ? L’Amazonie, la Chine, ce n’est pas assez loin. Dans l’hôpital psychiatrique, Lizzy et Nina se sentent bien. Un des malades donne une définition de la folie éblouissante de simplicité : « Il faut faire la synthèse. La synthèse, c’est l’amont de la conscience, c’est le lieu où tu es libre ».

Mais Nina et Lizzy ne sont pas folles. Elles n’appartiennent pas à ce lieu, s’en échappent. Elles n’appartiennent pas non plus à ce monde où tout se monnaye, les places pour un concert, les chambres d’hôtel, les taxis, les désirs. Monde de l’exploitation brute où chacun joue le rôle du coupable et de la victime.

Elles appartiennent à la jeunesse défaite des lendemains de soirée oubliée. Mais une jeunesse où suffisent la présence simple de l’autre et le bruit furieux de la musique, la joie absurde des défis lancés, des provocations gratuites. Lizzy (Céline Sallette, extérieur jour, brillante, puissante) et Nina (Hande Kodja, intérieur nuit, intense, secrète) ne sont pas des exemples ; elles ne sont pas des cas particuliers. Leur colère constante, éclatée pour Lizzy, contenue pour Nina, est leur regard, leur geste, leur présence au monde – leur langage. Elles ne sont pas marginales, closes en leur monde, autistes et tueuses en puissance. Mais elles n’ont simplement pas les clés de ce monde qui se refuse.

Le road-movie qui s’annonce alors n’en est pas vraiment un : l’errance est circulaire entre l’île de Ré et La Rochelle, et renvoie l’image d’un monde en circuit fermé – où le parcours obéit aux lois de l’enfermement, pour les jeunes filles comme pour le spectateur, celles d’un voyage immobile, au terme duquel se retrouvent les premières images du film, la scène du meurtre. La boucle se ferme.

Ouvert et clos par le geste fatal, celui-ci ne juge pas, mais reste à hauteur de ce regard perpétuellement fuyant, cherchant toujours plus loin une raison de croire enfin. Mais le regard jamais ne trouve où se poser, où arriver. Si le film arrive à rendre possible le coup de foudre insensé de deux filles qu’opposent deux violences, il parvient surtout à s’incarner lorsque traversant la fatigue, la faim, la colère, avec la grâce nerveuse de l’adolescence en bout de course, il refuse l’explication psychologique, les relents fatalistes des procès-verbaux, pour convoquer la peur, la défense terrible qu’elle engendre, les larmes rouge sang qu’elle fait naître.

Un peu avant l’agression, le type fredonne cette mélodie de Brahms que le père de Nina chantait aussi. Comme si soudain, le monde dans sa laideur se réappropriait la grâce perdue de l’enfance pour la retourner contre ceux qui ne peuvent pas se défendre – sauf à utiliser contre lui ses propres armes.

Ce film ne raconte pas ce meurtre, mais l’errance d’une jeunesse qu’on suicide, et qui est sale de toujours porter ce crime. Celui d’un monde étonné de la voir encore vivante.