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François Bon | Sites et situations du monde
Tumulte, Fayard
samedi 16 septembre 2006
Tumulte, roman, résulte de la contrainte d’une écriture quotidienne, non préméditée, réalisée directement sur serveur Internet, du 1er mai 2005 au 11 mai 2006. Associant dans leur ordre d’écriture journal de travail, autofictions, rêves, faits divers et bruit du monde, le dispositif avait pour but de permettre progressivement, dans l’illusion de réel ainsi démultipliée, de glisser, à partir de l’expérience arbitraire et quotidienne des villes, trajets, ateliers, rencontres, vers le domaine fantastique.François Bon, Tumulte, Fayard, 2006
Du tumulte est-il possible d’en parler sans l’organiser, dès le premier mot posé, lancé – jeter les bases d’une structuration possible, d’une proposition énoncée comme un acte qui viendrait à bout du chaos ? Du chaos est-il pensable d’en extraire le temps, d’y retrancher jour après jour son précipité de violence et de présence, sans en tirer les lois qui puissent l’excuser, le justifier ?
Il ne s’agit pas de cela : de parler du tumulte, pour dans le même geste d’inscription – l’aménager, le prolonger. Mais entrer dans le chaos du monde, et devenir le témoin de ce passage là ; devenir le contemporain de la succession ; de la présence comme seul mobile.
C’est étrange de lire Tumulte, de tenir le livre à pleine main, on n’ose pas l’ouvrir. C’est étrange comme une maison qu’on a visitée longtemps, et qui soudain nous appartient. L’image n’est pas juste – étrange comme un visage rencontré dans un rêve, et qu’on croise dans la rue, et qu’on aborde longuement. On n’ose d’abord pas l’ouvrir, ce livre. Les textes, on les a lus – pas tous – sur le tumulte en ligne qu’on visitait tous les jours, ou presque.
Tumulte le livre reprend ainsi pour la plupart les textes que l’auteur écrivait chaque jour sur son site, fictions esquissées, portraits de villes, de fleuves, d’hommes et de femmes, notes de passage, souvenirs épars – des prises sur le monde, par n’importe quelles marges, n’importe quelles bordures qui puissent dire cela ; ce tumulte qui se brise et dans l’écume dont se fabrique peu à peu le monde.
Et si au final, c’est toujours d’écriture qu’il s’agit (de l’écriture comme sujet du texte, ou comme objet, ou comme référent, ou comme point de vue, ou comme point de sortie), c’est qu’en l’écriture toujours réside la puissance du monde, le lieu où le temps passe, et où il parvient.
On ne saurait dire autrement l’évidence d’un tel texte. Visiter le tumulte en ligne laisse souvent l’impression d’ouverture prolongée, d’un endroit du monde où des choses se relient, et l’expérience d’une suspension – les textes lus jour après jour, je l’ai remarqué, offrent ces moments de sortie d’apnée que permettent les rencontres soudaines, l’évidence dévoilée tout à coup dans un mystère qui demeure (je me souviens ici, sans trop savoir pourquoi de l’article (et de son nom) : Nous ne sommes plus préservés.
Sur Michaux et sur la journée de silence qu’il s’impose – sur la journée de silence que l’auteur prévoit lui aussi de s’imposer, non pas coquetterie, expérience limite ou curiosité mystique : mais par effort de préservation, parce que dans le silence décidé et prolongé, ce n’est pas se taire, c’est aussi d’une certaine manière faire parler l’essentiel en soi retenu, et insaisissable.
Je me souviens de cette sidération à la lecture. Je me souviens de cette suspension. Je me souviens de cette violence que fut ce jour là alors la sortie dehors, et continuer le quotidien.) Parce que toujours Tumulte nous parle de cela, l’expérience du jour et de la ville qu’on arpente, au bord duquel un moment l’on s’arrête, on lève les yeux, on regarde ; on compte le temps passé, et le temps qui s’est poursuivi, et ce qui s’est creusé encore un peu, l’épaisseur de réalité, les plis de la vie reposés sur une langue qui émerge, qui brise.
Et puis Tumulte le livre (le roman...), il faut bien l’ouvrir. Et le lire, ce n’est pas pareil, forcément – la sortie d’apnée prolongée, ce n’est pas possible. Alors, entrée d’apnée, des heures (ce n’est pas ça lire un livre, sortir du monde ? Sans doute.) Des heures et sans ordre, le livre nous l’impose – passer d’un texte à un autre, faire voler en éclat l’ordre et le sens que l’écriture s’était imposée, patiemment. Les relations se font. Les passages brusques et incohérents, les renvois de page sur un nom de lieu (lire tous les articles où Marseille est nommé, même si c’est pour dire que l’auteur n’y va pas – et en creux l’itinéraire d’un voyage qui recommence toujours, qui ne se fait que dans le projet).
On ne saurait dire comment Tumulte invente la lecture – comment chaque lecteur parcourt un livre pour soi unique. Mais ce n’est pas cela, l’aventure du livre. Ce n’est pas le hasard. C’est la nécessité qu’il trouve à tout moment. La force de mise en réseau qui s’opère. Du chaos comme violence imposée par le monde, le temps social, le contemporain. Et du chaos comme mode d’énonciation. Comme apprentissage lent et long, et raisonné dérèglement des sens. D’un apprentissage en acte et en voix d’une résistance.
Le livre est une résistance d’abord dans le refus de la narration. Non pas que le texte n’en comporte pas, et d’innombrables, et de puissantes – mais le texte se refuse à se dérouler, à tenir pour règle, la loi de composition qui fait de la linéarité le principe moteur, et de la causalité le fondement structurant. Ici n’est fait que d’épaisseur et de profondeur, de rythme, de profération (étrange de s’entendre lire tout haut certains textes, certains passages qui l’exigent de l’intérieur…).
En cela, le livre de François Bon est une impressionnante proposition littéraire de sortir non seulement de la narration lénifiante et reproduite en exemplaires identiques sur les tables des libraires, mais aussi de sa propre structure – à tout moment les directions s’ouvrent, et bifurquent les routes à prendre. Sans doute l’un des textes les plus puissants à ce titre est l’annexe où se trouve la liste des articles à écrire.
Ici se donne à voir un travail en chantier, poétiquement représenté par la succession, liste folle et impossible de l’état d’un monde à reprendre, encore et encore : « du pain sur la planche pour cent ans », avait écrit Butor. Ainsi le livre est un état du monde en avant, projeté, produit de l’intérieur. L’auteur ne cesse de dire combien ces textes sont livrés, jetés derrière lui, laissés. Combien le refus du livre histoire est à de nombreuses reprises affirmé, et assumé.
« Au fondamental : l’impression que j’avais sacrément besoin de me remettre au boulot, à l’atelier, être contraint à aller où je ne sais pas, contre mes propres savoirs et techniques, et ce n’est pas de la triche. Aussi une réflexion sur l’ultra-singulier, suites d’éléments qui ne se rejoignent pas. J’accumule ces traces, ces choses vues. D’ordinaire ce qu’on trouve dans les carnets d’un écrivain, et pas dans ses livres : juxtaposer tout ensemble. Fascination aussi pour l’écran, le temps qu’on est rivé à l’écran, et le déplacement des sensations de réel, temps comme espace, qui s’en induit : encore est-on au balbutiement de cette galaxie neuve. L’impression longtemps que c’était un complément ou un prélude à l’édition graphique, et désormais l’impression que c’est un univers parallèle, qui se superpose à l’autre avec ses propres lois. (…) Je ne veux plus de roman. Je lui parle (à Bétourné, éditeur chez Fayard) de ma fascination pour les grands générateurs de littérature brève, Maupassant, Carver, Pirandello ou Tchekhov, Borges : les livres où l’on se perd. Je parle d’Internet, et je dis : « Eux tous, on leur aurait parlé d’agrégateurs de flux, ils auraient couru… (…) Ce qui me fascine dans le Journal de Kafka, c’est que la gradation est continue, impalpable, depuis la pure prise de notes à tel instant du réel, jusqu’au fragment d’histoire, et de ces fragments d’histoire à celle qui va se développer jusqu’au livre. Je voudrais faire effort sur moi-même pour entrer là. »
Là. Ce flux que permet Internet pour la première fois dans l’histoire (et pour combien de temps encore ?) de mettre les travaux en état, de travailler devant tous : alors, Tumulte, c’est aussi comme l’écrit François Bon, regarder par-dessus l’épaule de l’écrivain. Sans doute. Ce n’est pas être voyeur. C’est assister. Une écriture qui se fait, et qui se donne la possibilité de dépasser sa propre force dans la violence de l’arrachement, de se dépasser (on parle de vitesse, d’intensité) – seule condition qui permette que s’engendre un autre texte, un autre reconnaissable, organisant la reconnaissance en son centre.
Le texte dans son ensemble ne perd pas de sa force en devenant un livre, au contraire – il rejoint par là son origine même, qui est sa quête : le tumulte, comme discours, et comme machine ; comme errance, comme objet de l’errance. « Mais on pourrait l’exhiber comme telle, cette recherche, cette mécanique, hors sa carapace du livre fini ? » Sans doute – parce que Tumulte est un roman. Il faut l’écrire.
Ce n’est pas une position de principe. Mais son sens secret, sa vérité intime – roman du monde, roman de sa production, roman de notre lecture, à tous ceux qui ont parcouru un jour les pages en latence d’un tumulte en ligne et sur écran.
Si le roman parle du monde comme les hommes se le représentent, Tumulte est la représentation en acte d’un flux continu et interrompu, puis repris, d’une « friction du monde et des jours », de la différence de potentiel qui existe entre l’immédiateté de la rédaction, et l’embrassement d’un tout englobant qui donne à chaque partie un sens qui le détermine, et le fuit. Proposition littéraire inestimable, c’est en cela aussi que le texte ouvre vers une appartenance possible.
Pour nous qui n’avons pas renoncé malgré tout à dire le monde (« Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous. » Koltès), le livre est plus que la somme des réflexions d’un écrivain majeur de notre temps. Elle présente la littérature élevée à la puissance du monde, dans l’instant, et la durée de sa succession, de sa production, de son refus partout. Un livre en dehors de la narration, en dehors du livre.
« Œuvre garantie bio, je me vois bien continuer jusqu’au bout une sorte d’amplification emboîtée, n spirale, qui nierait tout idée de livre clos, voire même toute idée d’être rassemblée en livre. Et puis aller raconter ça de temps en temps, de ville en ville, au prix du spectacle, pour le droit de continuer : merde au livre. »
Mais qui parle dans ce livre ? Celui à qui arrive les « évènements » qu’on nous raconte… peut-être. Un « j’écris » résultant d’un « j’ai vu », « j’ai éprouvé », sans aucun doute. Mais de l’autre côté de l’expérience, « Je » se déplace, et implose. Non pas que celui qui raconte s’ignore, et s’efface, mais un « Je » qui se donne, et de l’intérieur diffracte le réel qu’il accomplit – dans l’idée du site Internet, d’où se décompose ensuite le livre. Ecrire n’est pas le verbe d’un « je ».
Ecrire au jour le jour impose une autre identité qui ne peut se réduire à l’unicité du sujet. Tumulte n’est pas seulement un autoportrait de l’auteur en œuvre, mais une œuvre de laquelle se retranche l’auteur pour pouvoir faire parler en lui les vies désirées, les bribes qui le traversent, les réflexions anodines, nécessaires, et les rencontres essentielles qui font le livre – qui lui donnent son tempo étonnant, sa vitesse irrégulière (l’écriture délivrée au jour le jour, sans relecture) et d’ampleur (la somme importante de 265 textes, tous différents, non rattachés au précédent, mais parties d’un tout invisible).
« Lancer un travail d’écriture qui ne se révélerait au jour qu’en fonction du site, un site qui ne porterait même pas de je d’auteur : un site qui serait le seul auteur de ce qui y germe, s’accumule, s’étend. Et le site lui-même comme aboutissement d’écriture. »
Inépuisable. Le mot tumulte dit mieux qu’aucun autre la relation au monde. Il dit le roman. Il dit la volonté de ne pas lui suffire. Il dit enfin la puissance muette des moments où l’on retrouve la langue.