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Jérémy Liron | Face à l’intouchable
Regarder l’image qui regarde, Éditions du 6 rue Gryphe
dimanche 5 mars 2023
Il faut que le regard se charge de ce qu’il ne pourrait dire.
Ce qui nous fait face : nous fait visage devant quoi on se tient, soi-même visage, face : regard. Et dans le face-à-face de soi au monde fraient ces regards par quoi le monde est saisi comme regard, et notre regard dévisagé se retourne vers nous et nous interroge : ce que nous voyons pourra seulement être ce qui, à distance, nous regarde — et de part et d’autre, la distance jamais comblée dirait aussi bien la déchirure des choses d’avec nous-mêmes que celle qui lie le regard et les mots pour le dire.
De cette image, ou d’un dispositif par quoi on est au monde — face à lui, ou qu’on soit ; et qu’on s’éloigne même, qu’on tourne le dos au monde, on se trouvera toujours face à lui : fatalité à laquelle peut-être s’est heurté Rimbaud dans sa fuite où le silence ne pouvait pas être d’un grand secours, surtout quand on voudrait négocier le prix de l’or, des épices et des armes : resterait à prendre des photographies pour taire le silence, et se poser entre l’appareil et le monde, vérifier la présence des choses muettes en soi —, de cette énigme par quoi on est fondé, chaque instant, et qui fonde le monde, Jérémy Liron en a fait un livre.
C’est un mince ouvrage, délicat et sensible, fragile entre les mains et d’une grande fermeté pourtant de composition : des blocs de phrases comme autant d’essais de langue pour approcher l’hypothèse du regard, blocs comme autant de façon de jeter sur le monde de brefs éclats pour mieux le voir, ou ces coups de sonde qui pourraient en retour dessiner ces contours, autant d’essais capable d’éprouver la résistance du dehors et de la langue, touchant-touché modelés l’un et l’autre par l’un et par l’autre — et sur la page, ces îlots de phrases laissent voir aussi entre eux ces blancheurs de silence dans quoi tout à la fois elles disparaissent et qui sont l’appui des suivantes. Livres par cernes, puisqu’il s’agirait moins de nommer que tenter d’approcher, peu à peu, l’objet du texte qui est celui du regard : ce monde face à quoi donc on se tient, et dont il faut préserver la distance sans quoi il s’abolirait.
Ne me touche pas : ce n’est pas seulement la loin morale énoncée par le Christ à Marie-Madeleine de l’autre côté de la mort, préservant le corps du mystère de sa résurrection, non : c’est aussi la loi intangible qui dresse le monde hors de soi.
L’horizon, comme un autre nom de l’image. Un des modes d’existence.
Ce qu’un paysagiste, Michel Corajoud désignera comme la définition du paysage : la rencontre du ciel et de la terre.
Autrement dit : ce qu’on ne touche pas. Ce n’est pas seulement que l’horizon — l’image —, est ce qu’on ne touche pas : cela devient, immédiatement, inversement : que tout ce qu’on ne touche pas est image, horizon.
Un livre tramé dans le désir de définir ce qui par nature est intouchable, et d’abord par le langage. Envers du travail du peintre ou dedans de sa tâche : ce labeur des mots à l’épreuve du regard. C’est qu’entre le regard et le paysage se dresse ce silence terrible des mots qu’on appelle le langage et qui n’est capable de dire que ce que le monde ne sera jamais — et par là maintiendra la distance. Entre les mots et les choses, l’écriture : écriture qui serait cet espace étendu qui irait des mots aux choses, sans jamais être les mots eux-mêmes, ni les choses. Et la peinture : cet envers du langage, qui serait aussi écriture.
Un livre qui tiendrait pour autant à distance la forme de l’essai, comme celle du récit, qui serait plutôt l’exercice même du langage en prise directe avec sa propre tâche de nommer, et le vertige prend : on ne sait plus si le livre peint un tableau de la pensée, ou s’il se tient en amont du tableau, de la pensée : plutôt est-il ce moment de vérité quand le langage se confond avec son propre travail d’élaboration de la pensée en acte.
Ainsi faire feu de tous bois pour tenter d’opérer ce travail par cernes : à la source, la parole du Christ qui fonde cette éthique qui lierait regard et toucher, par la distance qui séparant le monde du corps dresse le monde comme objet face à quoi désormais nous ne sommes plus que face — et non pas cette part du monde, ce dedans des choses auxquels peut-être nous étions jadis voués, confondus : mains posées sur la parois qui déposent l’image : pour la voir, il nous a fallu retirer la main, nous retirer de l’image, et constater que voir l’image suppose ce retrait —, sont appelés ainsi Antonioni, Marker, Apollinaire, De Chirico, Bailly, Nietzsche, Char, Jaccottet… Autant d’alliés, de regards pour penser ensemble le regard de la Méduse, celui d’Orphée, de Marie-Madeleine sur le corps mort d’une vie neuve.
Ce n’est pas vrai que multipliant les objets offerts au regard, on parvient à le dominer et s’en faire le maître : non, au contraire. Toujours ce qui se tient face à nous se dérobe, et chaque regard qui voudrait saisir les choses pour les redonner — en image, en mots ou en signes — en fait l’amer constat : l’expérience d’écrire et de peindre est celle de la déliaison, saisie de ce qui échappe. Thomas qui voudrait toucher la plaie du Christ, enfreint l’interdit : touche l’image, l’horizon d’espérance : le geste de Thomas, plongeant ses doigts dans le trou béant du sens, du sang séché, des entrailles de la mort vaincue, est-il geste du peintre, ou désir seulement d’écrire et de peindre ? Ce geste iconoclaste, qui oserait le faire sans détruire le fait même d’écrire ? Et quand on a retiré la main, que reste-t-il de l’image ainsi agrandie d’avoir été fouillée au-dedans d’elle ?
Regarder ce qui nous regarde : nommer ce qui est tu. Dans l’équation, du regard adamique — l’Adam n’est définitivement créé que lorsqu’il accomplit cette tâche de nommer chaque bête, livrée non seulement à son regard, à sa domination, mais à son langage — au geste de conquête supposant que tout n’a pas été nommé, s’engouffre le geste d’écrire qui ne peut que mesurer l’écart entre le dit et l’objet qu’il dit. Ce qu’on écrit avec les mots outrepasse les mots pour nommer aussi la distance qui sépare les mots des choses.
Écrire donc, par essais successifs de la langue sur le grand dehors est aussi un geste de peintre : en amont de la peinture, ou au-dedans d’elle : l’écriture comme la condition de la peinture ? Oui, au sens où l’on parle de condition humaine. Et ce qu’on peint : « Le monde sur soi (et non soi sur le monde) », dirait Deleuze : et nous en retour, lisant autant l’effort de regarder et d’écrire que des mots travaillant en nous ce regard.
C’est un court livre tissé de tant d’autres : c’est qu’entre chaque page — entre chaque blocs de phrases, denses et brefs, que la page laisse librement flotter, de sorte que chacun de ses blocs pourrait porter en lui-même tout un désir de livre, qu’il dépose (« Par effets du temps, le paysage se dépose et nous dépose avec lui, hors du devenir qui pourtant l’a formé. Il déplie ou dépose le temps dans l’étendue », écrit Bailly cité vers la fin du livre : et de même ces blocs de textes qui forment paysages) — entre chaque blocs donc s’ouvre en grand le corps de ce qui est par le regard déchiré et où fraient tant de paroles : livres tramés de rêves de livres non écrits, ou comme on jette sur la table de travail des hypothèses auquel on laisse le blanc de la page répondre, où la blancheur de la page est l’espace des livres à venir.
Paysage, comme un autre nom de l’image.
En couverture, une photographie de Magdala, vers 1900, lieu où serait née Marie-Magdaleine, mille neuf cent ans plus tôt : l’image porte trace d’un village palestinien détruit en 1948, sur lequel la ville de Migda a été reconstruite. Que porte l’image de sa destruction ? Quelle image n’est pas son propre fantôme, hantée par les fantômes à venir ? Aura surgi du lointain pour maintenir le proche à distance, visible, inatteignable : intouchable.
« Ce que nous voyons ne vaut – ne vit – que par ce qui nous regarde. » écrivait Didi-Huberman, hanté lui aussi par l’aura, et qui ne cesse d’essayer de comprendre pourquoi ce que nous voyons « devant » nous regarde toujours « dedans » ce qui le ronge.
Que faire ?
Écrire. Mais sous quelles formes ? Jérémy Liron propose, sous ces blocs lancés comme autant de propositions, de puissances évanouies sitôt surgies, de coups de sonde, des phrases qui tentent au plus près d’envelopper l’impossible. Vient soudain au détour d’un bloc cette image des larmes : celles de Marie-Madeleine, comme devant la destruction des villes, des images, du monde — du sacrifice qu’est l’offrande de toutes les images quand elles témoignent de ce qui disparaît : « Pour faire venir les larmes », c’était pour Antonioni la fonction du sacrifice. Larmes comme expression qui prend relais de ce qui fait défaut dans le langage, ou quand les mots manquent, ce qui va les déborder. Gestes du deuil, ou du ravage, de ce qui s’empare de nous, débord qui rejoue le monde du point de vue des fleuves quand il s’étend, étale, s’écoule incessamment vers sa fin. Sacrifice qui répand le sang comme les larmes.
Il faut que le regard se charge de ce qu’il ne pourrait dire.
Et que ce regard en pleure.
Une façon de désigner ce qui lie terriblement l’écriture et la peinture et le deuil — la peinture quand elle écrit, par la lumière liquide répandue, dans ses propres larmes qui donnent forme du monde qui s’efface quand on le donne à voir.