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Colloque « Chantiers d’acteurs » | 28 nov - 05 déc 24, ArTeC
Penser les régimes de présence sur les scènes actuelles
dimanche 24 novembre 2024
Du 28 novembre au 5 décembre, au Théâtre de l’Aquarium puis à la Fondation Lucien Paye, le projet EUR ArTeC propose à des actrices et acteurs, chercheuses et chercheurs partenaires du projet et invité·es, à travailler à partir de l’expérience des artistes pour essayer de penser la présence scénique.
Le programme est dense, ambitieux, prometteur.
Et le projet, passionnant.
« Chantiers d’acteurs » est un projet international co-construit en partenariat avec des acteurs et actrices professionnels, des chercheuses et chercheurs en Europe, au Brésil, au Japon et au Canada selon un protocole expérimental commun de recherche en acte. Son ambition est d’interroger les différents régimes de présence qui se partagent les scènes actuelles en plaçant au premier plan l’expérience des artistes et les expérimentations de plateau. Quelles conceptions du jeu et quels héritages modèlent ces (nouveaux) régimes de présence ? Quels dialogues, tensions et possibles créent-ils du point de vue de l’acteur et de l’actrice et quelles inflexions esthétiques incarnent-ils à l’heure des développements technologiques et autres évolutions notables des théâtres actuels ? Comment les penser ?
À l’invitation des organisateurs Chloé Larmet, Sabine Quiriconi et Christophe Triau, j’y proposerai quelques réflexions sur l’écriture de l’acteur, depuis une singulière page dans Sallinger de Bernard-Marie Koltès, que je dépose ici.
V.
Dans un New York abstrait, nocturne, déconnecté.
— LESLIE. – Ce soir-là, je suis sorti, j’ai appelé un taxi, je lui ai dit : « Emmenez-moi, monsieur. – Où, monsieur ? – Au meilleur endroit possible, monsieur. – Bien, monsieur » m’a-t-il dit, et il m’y a emmené. Et depuis, j’y stationne. De moi-même, je ne sais pas où me mettre, je sais que je n’ai rien à attendre en stationnant ici, mais je ne sais réellement pas où je dois me poser. Ici, du moins, les cabines téléphoniques ont les fils arrachés et servent de poubelles ; les voitures ne passent pas, sauf quelques taxis qui y amènent des gens et repartent à vide ; ici, les corbeaux volent sur le dos, les chiens sont aveugles, tout le monde marche à reculons ; enfin, je suis parmi mes frères, et je peux stationner. (Temps.) « Conduisez-moi, monsieur, là où vous verriez un homme comme moi. » Et je suis descendu là où il m’a dit : « Vous y êtes, monsieur. » (Temps.) Je ne suis qu’un pauvre comédien, jamais soi-même, toujours entre deux décors, maladroit, incertain, amoureux ; je ne suis rien d’autre qu’une feuille de papier poussée par le vent, que n’importe qui ramasse ; et il jette un coup d’œil en fronçant le sourcil. Je suis un amoureux qu’on regarde en fronçant les sourcils. Pourtant, moi, je n’ai rien contre rien, enfin, je suis sans opinion réelle sur ce qui est préférable à autre chose, sur ce qui est méprisable ; je m’accommoderais de tout, comme de faire une famille, de décorer un home, mais réellement, je ne sais pas par où commencer, comment m’y prendre, enfin, je ne saurais pas comment m’intéresser à tout cela. Qu’on me donne cependant un amour d’homme, enfin : un amour posé quelque part, solide, épais, un amour à toucher, à palper, à saisir, à torturer sous mes doigts ; j’ai des besoins, moi, de toucher, je suis profondément physique et tactile, si vous voyez ce que je veux dire. Mais je demeure une feuille de papier amoureuse, je suis amoureux, point final – d’un amour global, général, indéterminé, vague, abstrait. Comment faire une famille, avec tout cela ? Comment reproduire un salon, une salle de bains, une chambre à coucher, une marmaille, avec du vent et des froncements de sourcils ? (Temps.) « Non pas qu’il ne m’arrive jamais rien, au contraire : il m’arrive une foule de choses, dont je n’ai même pas le temps de faire le tri, qu’est-ce qui est préférable, qu’est-ce qui est méprisable. Seulement, la chose préférable à toute autre, je passe à côté ; je m’en rends compte après, mais vraiment : juste après, au moment précis où cela me glisse entre les doigts, et je me dis : eh bien, maintenant, qu’est-ce que je fais de moi ? Alors, je parle aux absents, je me déclare aux morts ; je regrette, surtout, je suis un spécialiste du regret : j’aurais dû surveiller ton regard, ne pas te quitter d’une semelle ; j’aurais dû garder ma main toujours sur toi, et sentir quel est ton besoin ; j’aurais dû tenir toujours mon oreille tout près de tes lèvres, pour qu’au moindre mouvement, qu’elles s’entrouvrent à peine, et je devine quel désir elles veulent exprimer ; et tout de suite je le satisfais ; au moindre mouvement, au moindre frisson, au moindre silence, j’aurais dû comprendre tous tes désirs, surtout les plus futiles. J’aurais voulu être pour toi celui qui satisfait les désirs bêtes « et qu’on n’ose pas dire, si vous voyez ce que je veux dire. (Temps.) Enfin : « Taxi, emmenez-moi où doit aller un homme comme moi, vite, vite. – Bien, monsieur. » Où être un être simple, avec des boutons sur la gueule, et l’envie de porter les gants du voisin ; désirer par-dessus tout une belle paire de gants de peau ; et, pour le reste, à l’aise dans la vie ; je me réveille, je tire les rideaux, salut New York, le soleil, de l’eau sur la peau, salut Leslie, qui vais-je appeler au téléphone, avec qui déjeunerai-je, qui va me sourire, avec qui dînerai-je, qui m’appellera au téléphone, qui restera éveillé toute la nuit avec moi, qui s’endormira avec moi au matin, qui me regardera me réveiller, tirer les rideaux, salut New York, salut Leslie. « C’est ici, monsieur. – Merci, merci beaucoup. » (Temps.) Et maintenant, c’est fini ; je suis parti, cette fois, pour de bon. Je suis un corbeau qui vole sur le dos pour ne voir que le ciel ; je suis un chien aveugle qui marche à reculons. Je suis celui qui dit, les mains sur les oreilles et les yeux bien fermés : « Plus un regard sur moi, s’il vous plaît ; regardez devant vous, regardez-vous entre vous, laissez-moi passer, invisible, transparent, silencieux, posé sur un nuage ; je me glisse entre vous, et personne ne me voit ; s’il vous plaît, que chacun se plonge dans son être profond et coupe les cordages. » Sinon (il ouvre les yeux, prend une attitude menaçante, porte les mains à ses poches), alors, là, je suis bien décidé à me défendre. Gare à vous, je me défends. La première chose : je tire mon flingue. Un regard, un souffle, et je tire mon flingue : tu m’as regardé, n’est-ce pas ? D’accord. (Il tire, pousse du pied le cadavre.) Je regrette, vraiment, mais je suis comme cela : je suis celui qui tire son flingue si on le regarde. Qu’est-ce que c’est ? (Il se retourne brusquement) J’entends respirer, ou je rêve ? Tant pis pour vous. (Il tire.) Fallait savoir que j’étais celui qui tire si on respire. Et maintenant, qu’on le sache, que cela se dise : j’ai le flingue facile. (Soudain, il écarquille les yeux, porte la main à sa poitrine.) Salauds. Qui a tiré ? Qu’il se montre. (Nouvelles douleurs, il accuse les coups.) « Non, ne tirez plus. Au secours. Salauds. Montrez-vous. Je me rends. Au secours, au secours : on me tire dessus. (Coups, contorsions, cris.) Ne me laissez pas mourir ; arrêtez de tirer, je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir. (Hurlant, tremblant, la main sur sa poitrine, Leslie traverse en titubant des épaisseurs d’hallucinations et de peur, et se retrouve soudain dans…)
VI
… dans un espace clos, noir, où se distinguent seulement la forme d’un cercueil neuf : l’intérieur du mausolée. Debout en équilibre sur le bord du cercueil, le Rouquin avance.
Il aperçoit Leslie, lui adresse un sourire triomphant.
— ROUQUIN. – T’as vu ? (au même moment, il perd l’équilibre ; Leslie le retient juste à temps dans ses bras. Se dégageant, furieux :) Nous voilà en famille »