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L’écriture de la présence réelle de l’acteur dans Sallinger de B.-M. Koltès | « Chantiers d’acteurs »

Page blanche et désir obscur

lundi 2 décembre 2024


Je dépose ici le texte de ma communication du 2 décembre lors du colloque « Chantiers d’acteurs » organisé du 28 novembre au 5 décembre par Sabine Quiriconi, Chloé Larmet et Christophe Triau de l’université Paris-Nanterre, au Théâtre de l’Aquarium puis à la Fondation Lucien Paye, dans le cadre du projet EUR ArTeC. Ces Chantiers proposent à des actrices et acteurs, chercheuses et chercheurs partenaires du projet et invité·es, à travailler à partir de l’expérience des artistes pour essayer de penser la présence scénique. Voir ici le programme, dense, ambitieux, prometteur.


L’écriture de la présence réelle de l’acteur : page blanche et désir obscur (à partir du personnage/acteur dans Sallinger de B.-M. Koltès)

« Ce vers quoi je vais d’abord dans un musée, ce sont les portraits — écrit Pierre Michon —, ces simples regards venus de très loin qui vous attirent d’emblée et vous font délaisser les grandes machines picturales, les mises en scène, poursuit-il. Là, une mise en scène minime, très codée, très peu de marge laissée au peintre — et si c’est un grand peintre, à chaque fois, le miracle de la présence réelle. »

C’est que la présence réelle est ce miracle : que c’est là peut-être la définition même de la présence réelle, un miracle — et peut-être est-ce en retour la définition du miracle, dans une sorte de tautologie qui vient buter sur le miroitement du langage quand il tâche de dire ce qui est : quand la présence est livrée au regard en tant que ce qui doit être vue, propre à susciter ce mystère de l’évidence.

La dilection de Michon pour les portraits contamine son écriture : et puisqu’il s’agit ici de faire des portraits-récits, se permettre se détour par celui qui fait de l’écriture — il s’en est mainte fois expliqué — le lieu de la présence réelle, non pas seulement l’espace de sa manifestation, mais son exercice : ou son épreuve. On ne s’étonnera pas que Michon oppose ici l’art du portait à celui de la mise en scène — alors je prends Michon au mot, au verbe : si le portrait est ce qui absorbe la mise en scène par le spectacle de sa propre présence, se proposer de faire le portrait d’un acteur, c’est travailler ce lieu où la mise en scène est mise aux arrêts, en examen : à moins qu’elle devient ce point de concentration où révélant son geste elle s’absente.

Ce détour par Michon, c’est à dire par l’écriture, pour ne pas dire, par les Écritures, dans le regard de celui pour qui le portrait se substitue à la mise en scène me conduit à faire ce pas de côté de la scène et à vouloir travailler cette question de la présence — des régime de présences — non pas sur le plateau, mais depuis le territoire amont qui à la fois détermine la scène et la défie, voire s’en défie : et qui se livre entièrement à l’acte de mise en présence réelle de la chair par le verbe. L’écriture donc.

La scène n’est pas donc celle du Novo théâtre, cet ancien cinéma défraichi du quartier de la Tête d’Or à Lyon, au printemps 1978 où se joue la première de Salinger mise en scène par Bruno Boëglin. Il est plus sûrement rue Saint-Sauveur le deuxième arrondissement de Paris, l’automne qui précède, sur quelques feuilles volantes dispersées sur la table de travail d’un jeune dramaturge. Bernard-Marie Koltès n’a pas trente ans. Il écrit à la commande de Boëglin, une sorte d’adaptation des romans de J.-D. Salinger, qui ne l’intéresse pas. Bruno Boëglin attend. En septembre 1977, Koltès avait été invité à observer des séances d’improvisations de la compagnie de Boëglin, avec Josiane Storelu, Lise Dambrin, Joëlle Sevilla et Abbi Patrix. C’est le projet : à partir des improvisations conçues librement depuis une lecture des romans de l’américain, l’auteur est invité à composer une pièce. Ce qu’il fait, cet automne : ou plutôt, ce qu’il se refuse à faire. Son texte, Salinger n’aura que peu à voir avec les improvisations, le désir de Boëglin, Salinger, le théâtre et tout le reste. À voir avec quoi alors ?

À voir avec une pensée de l’acteur entièrement traversé par le désir, autant dire le fantasme et la projection : l’impression au sens photographique.

Dans le texte qui servit de programme au spectacle, Koltès tente de se justifier et comme souvent, se défend par détour, dégageant une sorte de théorie portative non pas tant de l’art de l’acteur que de son rôle comme acteur.

Le projet central me semble être de charger le comédien d’établir entre une scène et un public, le lien que Salinger a créé entre les histoires qu’il raconte et des lecteurs ; c’est presque un langage qu’il s’agit de découvrir, et dont il faudrait investir les acteurs.

Responsabilité du comédien : avoir pour rôle bon celui de jouer un personnage, mais un espace d’intercession entre la salle et la scène — espace nodal analogue au rôle de l’écrivain, lui-même intervalle entre son récit et le lecteur. Qu’en est-il quand l’un de ces personnages joue également le rôle de qui joue des rôles ?

À voir surtout avec une impression d’acteur, au singulier.

Car parmi les personnages que Koltès invente, il y a — chose qui n’existe pas dans les romans —, un acteur.

Et ce qu’il écrit précisément, ici, avec lui, est le drame de l’écriture en prise avec l’acteur qui lui échappe, et de l’acteur en prise avec l’écriture qui le détermine — drame pour de faux, car dans cette histoire de créature émancipée, il n’y a qu’un jeu d’écriture, un faux en écriture.

Je me propose pour ce portrait-récit de faire le récit de ce portrait, et d’interroger le régime de présence de l’acteur depuis ce point de limite, ce que j’avais appelé dans un travail de jeunesse (ma thèse) le degré zéro de l’écriture koltésienne qu’est l’acteur : ce moment où l’apparence de l’acteur apparait — ce régime de primo-présence qu’est l’apparition sur la page de l’acteur.

Un récit, donc brièvement : c’est un cas d’autant plus limite qu’il est exemplaire. Koltès assiste donc aux répétitions. Regarde les acteurs. Cherche de la matière : cette matière livrée en pâture (l’expression est de l’auteur dans un entretien daté de 1981 où il affirmait avec une sorte de clarté qui le prenait au dépourvu (en témoigne le rire qui le gagne à la fin de l’entretien) que le seul problème que l’écriture lui pose est qu’il vit toujours une expérience en la considérant du point de vue de l’écriture : qu’il cherche toujours à en faire quelque chose, à savoir, je cite « une œuvre de mort » — « je la mets à mort en quelque sorte. »

Observons la scène : les acteurs improvisent. Koltès observe donc. Que regarde-t-on quand on regarde un acteur ? Sa présence ? Koltès regarde plutôt l’envers, et qui n’a pas de nom : ou celui d’écriture, la mise à mort de la vie livrée en pâture pour qu’on n’en fasse autre chose que de la vie. Il observe ce qui dans les gestes, la voix, le corps, et ce qui environne ce corps lui servira à en faire autre chose que ces gestes, cette voix, ce corps.

Parmi les acteurs de Boëglin, il en est un avec qui Koltès échange plus volontiers. Ce qui se passe entre eux n’intéresse l’écriture que dans cette mesure où l’œuvre de mort en passe aussi par son revers dialectique qui l’oriente : le désir. Là, Koltès n’observe plus, il fait autre chose, de plus dévorant, de moins saisissable encore.

Abbi Patrix n’avait qu’un rôle secondaire dans la troupe du Novo Théâtre. Boëglin lui avait donc destiné un rôle secondaire dans le spectacle. Sauf que, cet automne là, rue Saint-Sauveur, c’est lui qui prend toute la place. Le personnage que Koltès lui destine, Leslie, occupe près de la moitié du texte. Cela engendrera des tensions au moment de la remise du manuscrit, mais peu importe pour ce qui nous concerne. Ce qui importe, c’est que le personnage de Leslie est désigné comme un comédien. C’est l’unique personnage d’acteur du théâtre de Koltès.

La scène V lui est entièrement dédiée.

Dans un New York abstrait, nocturne, déconnecté.

—  LESLIE. – Ce soir-là, je suis sorti, j’ai appelé un taxi, je lui ai dit : « Emmenez-moi, monsieur. – Où, monsieur ? – Au meilleur endroit possible, monsieur. – Bien, monsieur » m’a-t-il dit, et il m’y a emmené. Et depuis, j’y stationne. De moi-même, je ne sais pas où me mettre, je sais que je n’ai rien à attendre en stationnant ici, mais je ne sais réellement pas où je dois me poser. Ici, du moins, les cabines téléphoniques ont les fils arrachés et servent de poubelles ; les voitures ne passent pas, sauf quelques taxis qui y amènent des gens et repartent à vide ; ici, les corbeaux volent sur le dos, les chiens sont aveugles, tout le monde marche à reculons ; enfin, je suis parmi mes frères, et je peux stationner. (Temps.) « Conduisez-moi, monsieur, là où vous verriez un homme comme moi. » Et je suis descendu là où il m’a dit : « Vous y êtes, monsieur. » (Temps.) Je ne suis qu’un pauvre comédien, jamais soi-même, toujours entre deux décors, maladroit, incertain, amoureux ; je ne suis rien d’autre qu’une feuille de papier poussée par le vent, que n’importe qui ramasse ; et il jette un coup d’œil en fronçant le sourcil. Je suis un amoureux qu’on regarde en fronçant les sourcils. Pourtant, moi, je n’ai rien contre rien, enfin, je suis sans opinion réelle sur ce qui est préférable à autre chose, sur ce qui est méprisable ; je m’accommoderais de tout, comme de faire une famille, de décorer un home, mais réellement, je ne sais pas par où commencer, comment m’y prendre, enfin, je ne saurais pas comment m’intéresser à tout cela. Qu’on me donne cependant un amour d’homme, enfin : un amour posé quelque part, solide, épais, un amour à toucher, à palper, à saisir, à torturer sous mes doigts ; j’ai des besoins, moi, de toucher, je suis profondément physique et tactile, si vous voyez ce que je veux dire. Mais je demeure une feuille de papier amoureuse, je suis amoureux, point final – d’un amour global, général, indéterminé, vague, abstrait. Comment faire une famille, avec tout cela ? Comment reproduire un salon, une salle de bains, une chambre à coucher, une marmaille, avec du vent et des froncements de sourcils ? (Temps.) « Non pas qu’il ne m’arrive jamais rien, au contraire : il m’arrive une foule de choses, dont je n’ai même pas le temps de faire le tri, qu’est-ce qui est préférable, qu’est-ce qui est méprisable. Seulement, la chose préférable à toute autre, je passe à côté ; je m’en rends compte après, mais vraiment : juste après, au moment précis où cela me glisse entre les doigts, et je me dis : eh bien, maintenant, qu’est-ce que je fais de moi ? Alors, je parle aux absents, je me déclare aux morts ; je regrette, surtout, je suis un spécialiste du regret : j’aurais dû surveiller ton regard, ne pas te quitter d’une semelle ; j’aurais dû garder ma main toujours sur toi, et sentir quel est ton besoin ; j’aurais dû tenir toujours mon oreille tout près de tes lèvres, pour qu’au moindre mouvement, qu’elles s’entrouvrent à peine, et je devine quel désir elles veulent exprimer ; et tout de suite je le satisfais ; au moindre mouvement, au moindre frisson, au moindre silence, j’aurais dû comprendre tous tes désirs, surtout les plus futiles. J’aurais voulu être pour toi celui qui satisfait les désirs bêtes « et qu’on n’ose pas dire, si vous voyez ce que je veux dire. (Temps.) Enfin : « Taxi, emmenez-moi où doit aller un homme comme moi, vite, vite. – Bien, monsieur. » Où être un être simple, avec des boutons sur la gueule, et l’envie de porter les gants du voisin ; désirer par-dessus tout une belle paire de gants de peau ; et, pour le reste, à l’aise dans la vie ; je me réveille, je tire les rideaux, salut New York, le soleil, de l’eau sur la peau, salut Leslie, qui vais-je appeler au téléphone, avec qui déjeunerai-je, qui va me sourire, avec qui dînerai-je, qui m’appellera au téléphone, qui restera éveillé toute la nuit avec moi, qui s’endormira avec moi au matin, qui me regardera me réveiller, tirer les rideaux, salut New York, salut Leslie. « C’est ici, monsieur. – Merci, merci beaucoup. » (Temps.) Et maintenant, c’est fini ; je suis parti, cette fois, pour de bon. Je suis un corbeau qui vole sur le dos pour ne voir que le ciel ; je suis un chien aveugle qui marche à reculons. Je suis celui qui dit, les mains sur les oreilles et les yeux bien fermés : « Plus un regard sur moi, s’il vous plaît ; regardez devant vous, regardez-vous entre vous, laissez-moi passer, invisible, transparent, silencieux, posé sur un nuage ; je me glisse entre vous, et personne ne me voit ; s’il vous plaît, que chacun se plonge dans son être profond et coupe les cordages. » Sinon (il ouvre les yeux, prend une attitude menaçante, porte les mains à ses poches), alors, là, je suis bien décidé à me défendre. Gare à vous, je me défends. La première chose : je tire mon flingue. Un regard, un souffle, et je tire mon flingue : tu m’as regardé, n’est-ce pas ? D’accord. (Il tire, pousse du pied le cadavre.) Je regrette, vraiment, mais je suis comme cela : je suis celui qui tire son flingue si on le regarde. Qu’est-ce que c’est ? (Il se retourne brusquement) J’entends respirer, ou je rêve ? Tant pis pour vous. (Il tire.) Fallait savoir que j’étais celui qui tire si on respire. Et maintenant, qu’on le sache, que cela se dise : j’ai le flingue facile. (Soudain, il écarquille les yeux, porte la main à sa poitrine.) Salauds. Qui a tiré ? Qu’il se montre. (Nouvelles douleurs, il accuse les coups.) « Non, ne tirez plus. Au secours. Salauds. Montrez-vous. Je me rends. Au secours, au secours : on me tire dessus. (Coups, contorsions, cris.) Ne me laissez pas mourir ; arrêtez de tirer, je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir. (Hurlant, tremblant, la main sur sa poitrine, Leslie traverse en titubant des épaisseurs d’hallucinations et de peur, et se retrouve soudain dans…)  

De quoi s’agit-il ?

D’un jeu évidemment : l’acteur qui dit qu’il n’est qu’une page blanche livrée au désir de qui passe — mais qui le dit comme si ses mots venaient de lui-même. Un faux, donc : autant dire un moment du vrai, où s’énonce en tous cas, s’avoue même, un rapport de l’écriture à la présence, ce qui la rend présent.

Or, cette présence qui s’arrache ne va pas de soi : ni pour l’acteur qui l’énonce, ni pour l’auteur qui la compose. C’est que la présence est toujours cette mise à l’épreuve du régime de la création avec ce qui pourrait bien l’annuler.

En 1984, il précise les termes de ce rapport : 

B.-M. Koltès. — Les acteurs, c’est très différent [les propos qui précèdent concernent les contraintes fécondes du théâtre]. Soit le groupe d’acteurs : c’est quelque chose que j’ai beaucoup de mal à supporter ; l’idée de l’acteur, ça c’est terrible. »

Prique. — comment tu peux penser à ça ?

B.-M. K. — En même temps, je ne sais pas, j’ai une émotion folle quand je les vois comme ça… des éponges, incroyablement. En même temps, j’ai une admiration, une fascination pour eux, en même temps il me terrorisent parce que ce n’est rien… Par exemple, on ne peut rien écrire sur l’acteur, rien. Je ne pourrai jamais faire un personnage d’acteur, jamais. C’est le degré zéro de l’histoire à raconter (rire) et ça c’est un truc qui me terrorise quand même : chez tout le monde, il y a des histoires à raconter et chez l’acteur, je ne vois pas. Ce n’est pas qu’elle n’existe pas, mais c’est qu’il est acteur, donc elle est à un endroit où je ne peux absolument pas la trouver. Ceci dit, dans les rapports personnels que j’ai eus avec des grands acteurs, c’est toujours à la scène que c’est le mieux — non, mais c’est vrai — parce qu’ils sont un peu perdus, là, ils sont en train de dire …

Propos plein de contradictions, labyrinthiques, scandé par ce « en même temps » qui dit moins le balancement que la simultanéité du sentiment : irréductibilité du corps de l’acteur à son récit frontal, et impossibilité dès lors de le raconter. Ce qui reste : une présence butée où ce qui est à dire c’est qu’il est, pour ainsi dire malgré tout.

Ainsi de cette impossibilité, l’écriture en prend le parti. L’art n’est-ce pas le lieu où l’impossible toujours se produit, peut se produire ? Ainsi, puisqu’on ne saurait raconter un acteur, et même écrire sur l’acteur — refus du méta-théâtre parce qu’il n’est qu’une formulation centripète des énergies de l’écriture, et donc mortifère —, l’auteur va essayer de dire les histoires qui sauront les défaire. Puisque l’acteur est l’espace d’un dépôt d’histoires, il est lui-même sans histoire propre — c’est parce qu’il est là pour accomplir une finalité sans origine, corps fabulaire, qu’il est dépourvu de fable originelle. L’histoire de l’acteur est ce lieu introuvable du récit (et pour Koltès, conscience dévorée par le récit : ce non lieu total donc). Les paradoxes ne sont pourtant pas tétanisants mais des appels à les dépasser. L’acteur, lieu interdit, hors-lieu du récit en ce qu’il est le réceptacle du récit à venir, du récit à raconter, mais non dépositaire de sa propre histoire, est une figure possible du dépassement par l’écriture précisément parce que l’acteur appelle à être effacé par le personnage : une figure moins de projection que d’impression, au sens photographique : et en cela, un espace transitoire de la présence : un espace qui est le lieu où passe la présence davantage que le lieu de la présence, l’acteur n’est qu’une figure transitoire du spectacle, qu’un instrument de la parole du personnage : et qui permet pourtant qu’en retour la présence se manifeste. Cet espace transitoire par où passe quelque chose de l’histoire, c’est cela qu’ici, provisoirement, je pourrais appeler : présence.

« Je ne pourrai jamais faire un personnage d’acteur, jamais », mais on vient d’entendre Leslie, dans Salinger. Koltès a-t-il oublié ? Ou ce monologue n’est-il pas ce moment où s’énonce, exception qui confirme cette règle, l’aporie manifeste de l’acteur-personnage, lieu où pourrait se nommer malgré tout cette présence singulière dans les termes non de la méta-théâtralité, ni de la réflexivité, mais du miroitement : miroitement d’une altérité en tant qu’elle fait signe vers ce qui nomme une identité saisie au lieu où elle s’échappe : autre définition provisoire que je propose ici du régime de présence de l’acteur.

Avec une certaine ironie, Koltès fait de Leslie, ce personnage du comédien, un comédien-personnage, qui n’a d’existence que théâtrale. La confusion de la vie et du théâtre est ici exploitée jusqu’à l’absurde mélancolie d’une vie en attente de théâtralité, c’est-à-dire d’événements les plus littéraires, clichés sentimentaux. En attente ? Mais il est en train pourtant d’exécuter une partition théâtrale — l’exécuter, au sens littérale, peut-être. L’exécution de la présence, n’est-ce pas aussi une tâche du théâtre ?

Dès lors, le personnage est littéralement et dans tous les sens une page blanche, et se montre tel : c’est lui qui raconte qu’il n’a rien à raconter, et le monologue est dès lors tout entier tissé de ce vide narratif qui le constitue.

C’est que Koltès ne peut ici comme ailleurs nourrir son théâtre que d’énergies puisées à la vie – et non au théâtre : le théâtre de son temps, il le voyait auto-alimenté par lui-même, fabriqué « à partir d’émotions que le théâtre seul leur fournit ; ça s’auto-reproduit à l’intérieur du théâtre » , et cela l’écœurait. Dès lors quand il dresse sur son théâtre un personnage de théâtre, il est de fait déconnecté de ces énergies (c’est le New York déconnecté, abstrait, nocturne qui lance la parole). Cette auto-production du théâtre par lui-même est pour Koltès un mouvement inerte, celui-là même qui anime Leslie, qui « stationne » au pied d’immeubles immobiles dans des rues où ne passent que des taxis (payés pour se rendre aux lieux où on leur dit d’aller), où « tout le monde marche à reculons », vie qui est le contraire de la vie : un théâtre où « les cabines téléphoniques ont les fils arrachés et servent de poubelles », communication impossible, un dedans sans dehors : « Et je suis descendu là où [le chauffeur de taxi] m’a dit : ‘ Vous y êtes, monsieur.’ » — ce lieu désigne le théâtre même, espace vide, qu’arpentent Leslie et l’acteur qui le joue au moment de ce monologue.

Alain Prique — Et la passion de la scène, pour toi ?

B.-M. Koltès — Ah ? Moi j’aime bien. Par exemple, c’est là où j’aime à nouveau le théâtre, c’est quand je vais voir les répétitions. Mais la passion de la scène, je ne la comprends par exemple mieux chez un éclairagiste ; je me sens mieux avec un éclairagiste — comme au cinéma quand je vois un tournage c’est toujours avec eux que je vais, parce que je me sens… — alors ça, c’est une passion de la scène que je vais traduire immédiatement en termes concrets, c’est-à-dire voir des gars comme ça qui passent quatorze heures sur une scène pour l’éclairer, sans débander, alors là je vois un rapport de la passion à l’acte, et ça je le sens très bien. Mais les acteurs, c’est beaucoup plus complexe. Non, non, non… je pense beaucoup plus, je pense vraiment un personnage. Quand je pense à un acteur, c’est toujours un acteur-personnage, c’est-à-dire que je ne l’ai pas connu, que je le défie un peu ; alors ça vient comme pour Quai ouest où il y a des acteurs que j’ai connus : j’ai écrit le rôle pour eux — mais encore, ce n’est pas vraiment pour eux —, et je peux penser à eux sans que ça me gène .

Défier l’acteur-personnage, c’est écrire l’inconnu de l’acteur que l’auteur porte en lui : c’est provoquer l’adversaire pour qui se dévoile — devienne présent.

Si Koltès aura surtout écrit des personnages à partir de leurs corps — racisés, métissés, mineurs —, c’est qu’il s’agissait de composer avec leur matérialité sensible qui fait apparaitre un visage avant même sa parole : le régime de présence de l’acteur koltésienne est ce qui précède l’écriture en tant que cette antériorité est construire par l’écriture elle-même en amont d’elle.

C’est pourquoi il y aurait moins ici complaisance dans le mythe du personnage comme page blanche sur laquelle écrire à travers l’acteur, qu’une traversée des fables qui le constituent, que ce soient des histoires de théâtre, ou des histoires intimes, quand Koltès connaît l’acteur.

Car qui se dit dans le monologue de Leslie, est ce qu’on ne peut pas lire : un secret. Doit-on le dire ? Dire que pendant les répétitions, Koltès fut aimanté par la présence d’Abbi Patrix qui détermina l’écriture, la présence excessive ensuite sur le manuscrit de cette partition destinée à être jouée par Abbi Patrix. Leslie est ce nom qui lie un auteur à un acteur, une puissance de fantasme, de désir : La relation de Koltès à Abbi Patrix, inconnu à Abbi Patrix lui-même appartient à l’écriture dans la mesure où elle s’est retirée, absentée, pour laisser place à cette présence de l’acteur dans ce nom de Leslie.

Écrire la présence, c’est donc traverser l’acteur pour atteindre le personnage au-devant de lui afin d’obtenir autre chose qui n’est ni l’acteur, ni le personnage : mais le rôle. Le rôle, ce serait moins la fonction que la partition en corps, le rouleau d’écriture que le corps délie en lui et au-delà de lui : le rôle, ce serait ce qui permet de rejoindre l’écriture posée en avant. Il permet la libération de la terreur de l’acteur, et engage un processus de déréalisation du personnage. Soit une présence qui n’est plus celle de l’identité collée à la présence de l’acteur.

Il est cette surface de projection dans la mesure où à travers la surface, il y a une profondeur qu’on devine, un peu.

« Alors bien sûr ce saisissement, cet effet de présence humaine brutale mêlée au comble de l’art que me donne le portrait peint, j’ai voulu en user en littérature, écrit Michon dans la suite de l’entretien. Je voudrais évoquer des hommes avec cet effet presque hallucinatoire qui fait la force des grands portraits. C’est un art d’évocation que je cherche, un art d’apparition. Comme un peintre, c’est une image, une image d’homme, que je veux faire apparaître. Rien n’est plus simple — et rien ne me paraît plus difficile. »