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La Mousson d’Été 2024 | Temporairement Contemporain [n°0]

premier jour

jeudi 22 août 2024


Une semaine durant, à la Mousson d’été, pour la troisième année, j’écris le journal du festival en compagnie cette année de Chloé Royou. Ici l’éditorial et le Temporairement Contemporain du jour.


EDITO


« CET INSTANT PENDANT LEQUEL LE PASSE, LE PRESENT ET LE FUTUR
PEUVENT SE RENCONTRER »
JON FOSSE

En quels temps sommes-nous ? C’est avec cette question que nous venons au théâtre, avec elle que nous prenons la route qui mène à l’ombre de l’Abbaye des Prémontrés vers les ombres des marronniers au pied desquels se jettent, outre la Moselle, les ombres des corps, des voix, quelques silences : c’est muni de cette question qu’on se tient devant l’ombre portée des mots levés devant nous, et avec cette même question qu’écrivent ceux et celles qui nous les adressent. Nous ne cherchons pas tant des réponses que d’autres façons de la formuler ; alors, en quels temps ? Il suffit de lever les yeux, de regarder autour de nous ce qui s’amasse et semble davantage des menaces que des promesses — oui, les temps sont lourds. Aux portes de Kiev ou au cœur de Gaza, au Soudan et au Yémen, on tue, on massacre ; la terre brûle, sèche, et disparaît, s’enfonce en elle-même sans bruit dans les eaux qui se retirent ; des bêtes s’effacent — nous avons appris à prononcer des termes comme sixième extinction de masse, ou capitalocène, collapsologie et eco-anxiété. Nous évoluons désormais en leur compagnie à moins que nous ne soyons déjà leur proie. Nous savons que la catastrophe n’est pas devant nous, mais qu’elle est en cours, qu’elle a déjà eu lieu : que nous vivons en elle. En quels temps ? Non, décidément, il ne s’agit plus de faire comme si, ou de faire malgré tout : mais avec, et en en tenant compte. Dès lors, nous ne pouvons plus nous offrir le luxe de nous complaire aux beautés lancinantes des fins du monde et de jouir lâchement du spectacle des ruines — c’est que nous sommes, face aux désastres, aussi responsables de notre propre regard sur eux. Car nous ne sommes pas impuissants quand d’autres désastres nous guettent qui se nourrissent de nos lâchetés. Pas impuissants, non, quand nous sommes renvoyés aussi à l’efficace de nos actions, de nos choix, de nos paroles. Ainsi quand le pouvoir joue aux apprentis sorciers pour conjurer le sort et qu’il ne fait que le précipiter, et qu’à vouloir dissoudre une assemblée il a plutôt rendu possible le pire, on mesure à quoi ces choix renvoient. Oui, ce n’était pas faute de répéter ces dernières années comme un mantra la phrase de Gramsci dont le seul envoûtement aurait dû, le pensait-on, faire reculer la menace. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans cet interrègne surgissent les monstres ». Nous savions bien sûr le visage des monstres, et ce qu’ils nous préparent, et comme ils savent prendre le masque des mondes d’après, qui ne sont que la répétition des mondes d’avant. À l’issue du second tour, nous pressentions pourtant déjà que le sursaut n’est plutôt qu’un sursis. Que la catastrophe ne perd rien pour attendre — il est ainsi suicidaire d’attendre deux ans pour voir de quel côté la pièce retombera. Par gros temps, nous nous rendons donc au théâtre et nous cherchons à nous situer dans l’ordre des choses et le désordre de l’époque : nous cherchons des armes et nous trouvons des mots capables de les aiguiser en nous. Nous sommes avant, nous sommes après, et nous sommes pendant — Jon Fosse, dont Ces Yeux ouvre cette année la Mousson, situe là l’un des pouvoirs du théâtre — nous sommes dans le temps insaisissable qui flotte autour de nous comme si c’était des feuilles mortes brûlées au soleil d’août et qui attendent qu’on s’empare, mais pour en faire quoi ? De la cendre ou une page sur quoi dater nos colères, nos désirs et l’irrépressible joie d’être sur la pointe la plus avancée du temps capable de déjouer ses fatalités et d’inventer d’autres façons de lui survivre : cette année encore, treize Lectures, trois Spectacles hors-les-murs, dont une Mise en espace avec des amateurs, un Spectacle-conférence itinérant et un Spectacle danse-théâtre, trois Cabarets, trois DJ set, mais aussi deux Rencontres (autour de la traduction, et avec des autrices scandinaves), une Conférence (sur « intimités et technologies ») et une Conversation (à partir des trente ans de la Mousson sous le prisme du journal Temporairement Contemporain) : dix-huit auteurs et autrices, quatre traducteurs et traductrices, treize directeurs et directrices de lectures, une dizaine d’acteurs et d’actrices, une centaine de stagiaires, quatre maîtres et maîtresses d’ateliers de l’Université d’Été, des régisseurs et régisseuses, des musiciens et musiciennes, deux rédacteurs·trices du journal, et toute l’équipe de la Mousson. Nous aurons au moins besoin de cela. Par le théâtre et à l’écoute de ce que nous adressent les auteurs et autrices d’aujourd’hui, nous affirmons plus que jamais qu’une autre fin du monde du possible.


Temporairement Contemporain n°0 • à télécharger