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Autre savoir | Les chiffres de notre appartenance

[de l’illisibilité comme langage]

samedi 14 mai 2022

Autre savoir ici :
encyclopédie rétrospective des connaissances perdues

« Chaque matin nous informe des derniers événements survenus à la surface du globe, pourtant, nous restons pauvres en histoires remarquables. Cela tient à ce qu’aucun fait ne nous atteint plus qui ne soit déjà chargé d’explications. »

Walter Benjamin, Le Narrateur  

Nous marchions les yeux ouverts sans rien voir des parois le long desquels nous allions, d’un quai à l’autre de ce monde, sous les villes dont nous formions les entrailles ; il suffisait de se laisser guider en somnambules, les écrans dressés à intervalles fixes déterminaient les chemins et les durées, les destinations avaient toujours d’autres buts qu’elles-mêmes : il fallait changer ici et là, mais rien ne changeait vraiment, c’était une simple manière de parler pour dire la direction univoque des routes qu’on prenait toujours dans le même sens et qui finirait par revenir au point de départ : on avait commencé l’existence en cherchant les routes vers le nord et l’ouest, celles qui allaient pouvoir déchirer les forêts, et on s’était retrouvé ici, dans la boucle qui ne finissait toujours que chez soi après un long détour dans la ville qui nous épuiserait assez pour réclamer à nous le sommeil et reprendre des forces, sauf qu’on ne savait plus dire à quoi on les prenait, on dormait, on finissait toujours par dormir, jusqu’à ne plus se réveiller.

Un jour bien sûr, les écrans cesseraient d’émettre, ou bien on ne saurait plus comment les faire fonctionner, on ne saurait plus pourquoi les faire fonctionner, les écrans continueraient malgré tout de jeter à leur surface des chiffres, mais personne ne saurait les lire : on avancerait encore quelques temps dans les couloirs comme on le faisait depuis toujours, cette fois sans direction, dans le désir pur de rencontrer d’autres corps qu’on ne ferait que frôler, et puis on viendrait moins souvent, on ne viendrait plus bientôt — les chiffres continueraient de répandre leur mystère, là-haut, sans raison ni cause, ni lecteur d’aucune sorte.

Les lignes de codes aléatoires avaient fini par devenir une façon d’appartenir, la seule faculté que possédait la réalité pour se nommer elle-même, sa puissance d’être qu’affermissait encore l’indéchiffrable : cette suite d’hiéroglyphes détachés de toute référence, signifiants brutaux, âpres, on les avait trop longtemps regardés avec trop de docilité pour ne pas vouloir les briser d’un regard, et les voir s’effondrer parmi le verre éparse et les cris lâchés librement dans les ténèbres.


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