Accueil > NOTES MARGINALES | ETC. > Autre Savoir Ici > Le Dit de Babel
Le Dit de Babel
Ébauche
mardi 24 décembre 2024
Au milieu des ruines, un homme se saisit d’un autre et après une longue lutte silencieuse, acharnée, indécise, lui tranche la gorge.
Il sort.
L’homme au sol se relève. Il crache du sang et dit :
L’histoire qu’on raconte, qu’on sait, qu’on dessine parfois quand les mots manquent sur des toiles hautes comme des temples, des tours, et qu’on rêve même quand la nuit vient et qu’on a peur, qu’on appelle à soi les forces de la conjuration, que la peur grandit alors et qu’on est seul, cette histoire-là, non, n’a pas eu lieu ; elle n’a pas eu lieu. Cela aussi on le sait, qu’elle n’a pas eu lieu : les savants le disent, les textes le disent, les pierres qui faisaient figure de livres le disent et pourtant : cela n’empêche pas les peintures immenses, et la peur, et certaines histoires de se raconter et de venger l’Histoire.
Il crache du sang.
Je raconterai donc cette histoire au nom de la peur et de ce qui voudrait la conjurer en vain, je la dirai pour nous venger et en faisant comme les peintres, jetant devant eux leurs mains pour donner des contours à ce qui n’en a pas afin de piéger les pensées et les peurs, et l’Histoire elle-même dans une image capable de la dire, soulever en elle ce qu’elle ne dit pas. Je la dirai.
Et s’il me revient de la dire, ici, maintenant, ce n’est pas tant que cette histoire est la nôtre — elle l’est, nous sommes une part d’elle, la part de rêve et de peur —, c’est que cette histoire ne peut se raconter que maintenant et ici alors que la nuit vient sur nous.
Souvenez-vous.
Des villes hautes comme la mer quand elle s’abat fatalement sur les naufragés ; des villes d’arrogance, invincibles ; des villes sur la pointe extrême du temps, avancée le plus loin dans le présent jusqu’à s’y confondre et porter avec lui toutes les espérances de tous les passés. Des villes qui s’effondreraient sur l’idée d’espérance.
Non, l’histoire n’a pas eu lieu, le lieu, on le cherche encore quelque part sous un fleuve asséché dont le bras enserre encore les ruines d’une ville dont le nom aussi s’est perdu. On jette parfois sur la ville celui de Babylone, mais Babylone est dans l’histoire aussi introuvable que dans la terre d’Irak, enfouis sous un bras mort de l’Euphrate. L’histoire, on la trouve dans les livres, et les livres sont comme le fleuve aux membres fantômes, ils descendent en nous pour se jeter du haut de la terre vers l’immensité où on va perdre sa trace.
Voilà l’histoire. Je raconte cette histoire qui porte en elle celle que l’Histoire ne raconte jamais : qu’au début des temps, toute fin s’était accomplie pour toujours — cette fin qu’on ne fera plus que rejoindre.
Si je me souviens, je dirais comment ce qui n’a pas eu lieu existe, et au fond de ma gorge, les mots qui les diront diront cela : souvenez-vous.
Car l’histoire existe, et pas seulement dans les livres, les pierres sèches et pas seulement dans les mémoires : et non pas au lieu où la terre et le ciel se rejoignent à l’horizon des événements, comme la fin des temps : mais quelque part au fond de nous, et à chaque instant qu’on fabrique une ville, qu’on songe à le faire le soir quand on est trop fatigué pour dormir, le matin quand on a trop peur pour reprendre la veille où on l’a laissée et qu’il est doux de penser recommencer le monde. Oui, l’Histoire existe chaque fois que ces pensées nous viennent, brutales comme l’amour, de désastre et dans le désir de tout détruire, comme l’amour.
Je raconte. Je me souviens et je raconte : je sais que si je me souvenais assez, je pourrais me défaire de mes propres souvenirs et dire : voici ce que nous étions, ce que nous serions encore si rien n’avait eu lieu, et c’est bien ce que je ferai.
Il crache du sang.
Je dirai comment étaient la terre et le ciel, et quelle était notre place, et si je le voulais, je dirai qu’elle était entre les deux et que c’était atroce.
La terre paraît basse pour celui qui la travaille, et le ciel à portée de main dès qu’on espère la pluie qui ne vient pas et pourtant le ciel à chaque instant plus désirable semble s’éloigner ; on le regarde avec regret, mais on ne sait pas ce qu’on regrette. On enterre nos morts et on lève les yeux vers le ciel ; on se dit que tout est mal fait, qu’il faudrait recommencer.
Qu’il faudrait lever la terre jusqu’au ciel et que tout se confonde, se rejoigne jusqu’à se rompre, s’accomplir.
Parfois on le fait. On tue un roi qu’on jette dans une fosse commune loin de nos morts, on hurle ; on renverse les palais. On nomme autrement le temps, les jours, autrement nos souvenirs ; on regarde soudain le ciel avec tant de haine, tant de dépit.
On regarde la ville qu’on voudrait renverser comme un roi et on le fait aussi : on retourne la ville comme la terre sur quoi on jette les graines du dépit, de la rage d’être sous le ciel ceux qui tendent les bras vers lui et ne le touchent jamais. La ville pousse en gerbes de haine, de joie.
C’est le lieu de l’histoire, de celle-ci : là, dans le cri de joie, de délire, au moment où l’histoire s’accomplit en se brisant, au moment où l’on jette devant soi les commencements qu’on veut bien payer du prix des fracas, des désastres, des ravages puisqu’on sait que le commencement ne s’obtient que dans le ravage, le fracas, alors on paie le prix dans le bruit des pierres qui tombent sur toutes choses pour que féconde soit la terre fécondée des cadavres sur lesquels sont tombées les pierres. Des chutes de l’histoire, nous avons tramé ce long manteau mal cousu des commencements par où s’engendrera tout ce qui voudra commencer, arracher au prix des ravages.
Je dirai la Chute par laquelle l’Histoire a eu lieu qui rendra possible toute l’histoire après elle, après nous.
Il arrivera ce jour, où nous serons sans passé : délivré de lui comme d’un charme. Où nous serons sans père. Où nous n’aurons pas de fils. Nous ferons naître la ville de nos mains et nous crachons sur l’idée d’avenir et de passé comme si c’était un même cadavre indigne.
Nous l’avons fait. Je dirai ce que nous avons fait à l’histoire pour qu’elle se venge, et je dirai ce qu’il en coûte d’avoir mis la main sur elle ; je dirai cela pour rendre les ravages possibles encore, et les vengeances en retour.
C’est pourquoi je dirai ce qui est digne de mémoire et indigne à parts égales, au nom de la mémoire qui ignore l’indigne, parce que tout est digne à qui se souvient de la vie au moment où elle lui échappe.
Ce que nous avons fait de cette terre, nous le savons : nous l’avons possédée et détruite, et nous l’avons détruite pour mieux la posséder, c’est ainsi.
Non, l’histoire n’a pas eu lieu comme on le dit, alors il faut la dire comme on l’a rêvée et comme dans sa vengeance, elle nous a rêvés : qu’elle soit tombée sur nous un soir plus lent qu’un autre importe peu ; il en reste des pierres sous le fleuve qu’il suffira de relever et pierres à pierres, recommencer le ravage, et nous venger.
Il crache du sang.
Va reprendre le travail. La pièce va commencer.