arnaud maïsetti | carnets

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Eurydice,

lundi 25 février 2013

peut-être est-ce de ne rien vouloir dire, qui porte aux tableaux ; l’image de la lumière suffit à justifier la lumière, pourquoi pas la vie — peut-être est-ce autre chose aussi. Euyridce (plus qu’Orphée) est image de l’image de la lumière, et quand la vie manque, c’est vers elle qu’on se tourne, parce que tout vient d’elle, et par elle tout a été fait. J’ai longtemps cherché à nommer ce temps, celui des deuils, des trajectoires brisées d’avoir été tant désirées, je ne sais pas ; celui des renouements à venir, de soi, de la lumière. Eurydice est une image juste. Je m’y confie comme à mon propre silence.

c’est courir dans les collines qu’il faudrait, là, maintenant, tout de suite, batifoler, et jouer avec l’air chaud du vent, et dans l’herbe menue, qui la foulons, nous qui attendons le doux repos du soir, à l’ombre des arbres vifs, et au loin la ville qui fume, on sent la bière d’ici, et quelqu’un qui pêche sans rien prendre, on attend encore le repos qui ne viendra que le soir, et cela est bon,

cela est dangereux, et mortel comme la mort,

[…]

c’est le premier trou noir, l’espace vide, celui de la mort — aucune image qui ne la montre, elle, morte, et enterrée de l’avoir été si vite, si tôt, aucune image de pleurs sur le corps allongé, aucune, et rien d’autre que cela, l’absence d’image

mais des images le montrant, lui, auprès des animaux, chantant et jouant, oui, des milliers, le montrant capable de chant pour attendrir la création, et que la création l’écoute, et lui ouvre chemin vers la mort, oui, des milliers

il y a là tous les animaux de la forêt,

et d’autres,

tant et tellement d’autres, animaux sous le règne des cieux, venus là, pleurer aux larmes des chants,

il y a même une licorne,

tout en bas, c’est là qu’il est passé, après les animaux et les pierres, il fait pleurer les dieux, qui de rage et de larmes, disent oui, je veux bien oui te la laisser, tant pis pour la création et l’ordre entier des choses mortes, tant pis pour toi aussi,

c’est le départ après le jugement, le départ avec l’injonction du regard, de partir sans rien voir et de ne rien regarder que le jour qui pourrait se lever sur tout cela ; déjà elle, elle sait sans doute et regarde, elle, en arrière d’où elle vient, où elle reviendra, elle le sait,

les dieux sont si désirables,

c’est par milliers d’images aussi qu’on les voit marcher, marchant et marchant, tantôt à droite tantôt à gauche, annonciation sans logique et sans ordre, errance de l’errance errante sur toutes les légendes de ce mythe qui ne sait pas où aller et qui sait bien qu’ici est le centre de l’histoire, qu’ici est le point d’éternité qui n’achèvera rien que l’histoire elle-même, que tant qu’on marche comme au bord du fleuve de l’oubli il ne peut rien se passer, mais chaque pas posé rapproche du dernier pas, et le regard sur la nuque brûle de ne pouvoir être regardé à son tour, mille l’ont dit, ne pas y revenir, moi je ne retiens que la joie immense de la marche que rien ne viendra abolir jamais,

il y a même des arbres dans cet enfer, ce n’est pas l’enfer, c’est une forêt, il y a des gens qui pleurent, il y a des pelouses tendres, il y a une lanterne en plein jour, il y a sa robe de noces puisqu’elle est habillée comme pour ses noces, il y a je vais bientôt trouver la sortie, c’est par là regarde,

évidemment, c’est le centre de l’œuvre, le regard d’Orphée, mille et un autres l’ont dit et mieux, le nœud cental en lequel s’agglutine tout désir d’écriture : et la mise à mort du réel dans l’arrachement de la vie, ce qui se détruit dans le regard sans lequel il n’y aurait pas de vie, ce qui se voit au prix de ce qui s’arrache de soi, oh, rien à dire d’autre que l’ange qui vient faire son office d’ange — j’ai compris l’expression il y a quinze jours qui dit "donner au monde", je ne sais pas son contraire, soudain, et je ne sais par conséquent plus rien, plus rien du tout,

c’est le second angle mort de l’histoire, un silence : celui qui en moi résonne le plus, la folie du jeune homme — on dit qu’il ne cessa pas d’hurler et de chanter son nom à elle, qu’il courut et ne s’arrêta pas, on dit et on ne sait rien, il y a juste une image de lui pensif, cela ne veut rien dire, ce pourrait être un autre, un autre qui attend, alors que lui n’attend rien, lui il cherche, il cherche encore, et même son nom à elle, et son visage, la lumière sur elle,

son nom, il peut le trouver sur sa tombe, ce ne sera que le nom de la morte, pas son nom à elle quand elle était vivante, il n’y a que hurler qui peut commencer et valoir la peine, et puisque la peine est grande, ce qui commence n’aura pas d’autre fin,

on dit, mais je ne veux pas le savoir, qu’à force de dire son nom, d’autres jeunes filles en eurent assez et le mirent en pièces : c’est déjà une manière d’écrire, de se répandre, de courir davantage par le monde, c’est une mort qui multiple le corps et il n’y a pas de deuil ni d’amour sans ce désir d’être partout en dehors de soi, de n’être pas soi seulement mais de se mêler à la multiplicité des herbes et des racines, désirer être dans le vent celui qui est le vent, ou les racines, dans les herbes en être le mouvement et ne pas cesser de dire le nom,

on dit que la tête arrachée du jeune garçon continuait à dire le nom, l’écho de ce nom, longtemps, on dit que les poètes entendent parfois ce nom dans les bruits de la ville, que c’est ce nom, l’écho déformé de ce nom qui s’écrit dans leurs phrases, que c’est enveloppé de ce nom que s’écrivent et s’aiment toutes les phrases et tous les corps qui demeurent à écrire et à aimer, on dit cela et tant d’autres choses aussi qu’on ne sait plus trop bien de qui on parle, et pour qui encore le dire,

tandis qu’on l’oublie, elle, que d’autres peut-être sont partis pour lui faire repasser le fleuve grand comme la mer, elle qui dort peut-être, qui a tout oublié, jusqu’à son visage arraché qu’elle pourrait ramasser sur le sol, un jour prochain, et front contre front, sans le reconnaître, visage qu’elle pourrait même consoler, comment savoir.


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