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Kafka ne mourra pas

L’impossible

mardi 3 décembre 2024


Au pli de la biographie monumentale de Reiner Stach, j’en resterai à jamais au mois de mai 1924, quelques jours avant les derniers. Ces jours de mai qui sont peut-être les plus atroces, quand l’espoir encore existe.

Le livre bascule de la page 816 à la page 865. Aux jours de mai succèdent les notes savantes du savant auteur. Et entre ? Rien. Dans le pli de cette vie non écrite, il n’y a que la mort. Et la mort n’existe pas. Mon édition fautive est la plus juste. Mon édition fautive est la plus véritable et je la tiendrai pour seule vraie.

On dira bien sûr que c’est un cahier qui en serait la cause. Que ce n’est là qu’un souci d’assemblage. Que l’imprimeur aura été distrait, le fabricant négligent, l’éditeur — les impeccables éditions du Cherche-Midi — peu regardant.

Mais je sais bien, pour avoir compulsé dans le détail les XII cahiers et les innombrables liasses composées rageusement et dans le plus grand désordre par K., que non.

À l’ami Max Brod, il ne cessait de dire que tout était impossible : contenter son père, se marier ou se rendre chaque jour à l’Arbeiter-Unfall-Versicherungs-Anstalt für das Königreich Böhmen et rédiger ses rapports d’assurance, venir à bout d’un de ses romans : impossible, tout. Max souriait, il disait que si tout, vraiment tout était impossible, le travail au bureau et l’écriture, la vie, alors pourquoi le simple fait de manger ne serait-il pas impossible lui aussi ? Or, il mangeait — si peu, et sans plaisir certes, mais il levait la fourchette de temps en temps, ce qui était bien la preuve qu’au moins une chose n’était pas impossible. Mais c’est vrai, lui répondait Franz, c’est vrai. Sans doute le désir de perfection n’est qu’une petite partie de mon grand nœud gordien, mais chaque partie est aussi le tout en l’occurrence, et donc ce que tu dis est vrai. Mais cette impossibilité existe bel et bien : cette impossibilité de manger. Sauf qu’elle n’est pas aussi grossièrement visible que l’impossibilité, par exemple, de me marier. Impossible, tout l’est — manger y compris, mais ce n’est qu’un détail. Tout est dans cette vie impossible, et avant tout l’écriture, et avant tout ce que l’écriture affronte. C’est le projet de chaque texte qu’il écrivit, l’enjeu même : c’est pourquoi en chacun, l’impossible se produit.

Impossible donc que Kafka puisse jamais mourir.

Le trois juin mille neuf-cent vingt-quatre n’arrivera pas. Pas dans ce livre que je tiens entre mes mains où la vie s’écrit en lettres pleines, précises et fatales ; où la vie est cette tâche impossible qui s’accomplit, ligne à ligne, jusqu’à fabriquer cette œuvre impossible où l’impossible est à sa tâche jusqu’à repousser la mort entre deux pages oubliées, volantes et introuvables.