arnaud maïsetti | carnets

Accueil > NOTES & QUESTIONS | LIRECRIRE > CHANTIER | ÉCRITURES & LITTÉRATURE > Zola, les détentes fatales d’une vie réglée

Zola, les détentes fatales d’une vie réglée

mercredi 21 avril 2010

Je ne sais pas ce que je cherche, dans ces pages : lire d’un bout à l’autre du tunnel cette histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second empire ; un livre après l’autre, comme un chapitre après l’autre.

Sans doute pas l’histoire, et sans doute pas la famille : et encore moins le second empire.

Surtout pas le système. (Et au contraire, j’ai plaisir à traquer ce qui sous Zola dément tout à fait Zola, les moments où s’échappe sous l’analyse une profondeur sourde et menaçante d’êtres de papier qui s’émancipent et regardent en retour l’intention qui continue sans eux.)

Pas les personnages, non ; mais la conduite du récit, les lignes forces qui ont fondé l’idée qu’on a du roman — voir comment là encore, se joue une plasticité du temps qui m’étonne à chaque fois, qui pousse en tout cas bien plus loin que ne le font nos romanciers aujourd’hui.

Il y a la phrase bien sûr, qui emporte : comment elle forme comme une ligne de crête entre l’avancée de la narration et la cristallisation des drames. Il y a la phrase qui avance chaque fois sans oublier ce qu’elle porte.

À ÉMILE ZOLA

Croisset près Rouen, 3 juin [1874].

Je l’ai lue, La Conquête de Plassans, lue tout d’une haleine, comme on avale un bon verre de vin, puis ruminée, et maintenant, mon cher ami, j’en peux causer décemment. J’avais peur, après Le Ventre de Paris, que vous ne vous enfouissiez dans le système, dans le parti pris. Mais non ! Allons, vous êtes un gaillard ! Et votre dernier livre est un crâne bouquin !

Peut-être manque-t-il d’un milieu proéminent, d’une scène centrale (chose qui n’arrive jamais dans la nature), et peut-être aussi y a-t-il un peu trop de dialogues, dans les parties accessoires ! Voilà, en vous épluchant bien, tout ce que je trouve à dire de défavorable. Mais quelle observation ! quelle profondeur ! quelle poigne !
(...) Vous avez des détails excellents, des phrases, des mots qui sont des bonheurs : page 17, « ... la tonsure comme une cicatrice » ; 181, « j’aimerais mieux qu’il allât voir les femmes » ; 89, « Mouret avait bourré le poêle », etc.

Et le Cercle de la jeunesse ! Voilà une invention vraie. J’ai noté en marge bien d’autres endroits
(...) Dormez sur vos deux oreilles, c’est une oeuvre.

Mettez de côté pour moi toutes les bêtises qu’elle inspirera. Ce genre de documents m’intéresse.

Je vous serre la main très fort, et suis (vous n’en doutez pas) vôtre.

G. Flaubert

Il y a surtout ce qui sous la surface lisible des formes, toute cette profondeur insondable qui travaille l’écriture et les visages, qui les façonne comme un bouillonnement insupportable et caché — cette illisibilité des forces qui construisent et dissolvent les systèmes. On laisse voir un personnage, un lieu, une chose, mais on donne à lire aussi, dans le même temps, une puissante verticalité détraquant tout.

Ce n’est pas vraiment le vieux schéma apparence / être, puisque l’être échappe autant aux personnages qu’à celui qui les écrit. C’est davantage l’impossibilité notée du temps qui a passé, et qui laisse là, dans le geste de la main qui voudrait s’en saisir, un filigrane de signes insensés et inabordables.

Dans les lignes que je recopie là, c’est en un paragraphe tout ce qui soutient le texte et le mine de l’intérieur : à la fois l’exposition et le secret ; le déjà-passé d’un toujours-encore qui mime la vie sans jamais la rejoindre. À chaque fois qu’un récit est exposé, on montre ce qu’il aurait pu être, ce vers quoi il serait allé si ; et ce qu’il reste, alors, au bout de ces possibles évoqués, ce ne sont que des récits morts de toute ces vies éprouvées mais jamais vécues, à peine écrites et à tout jamais interdites.

Ce que j’avais pressenti, aux premières pages du premier ouvrage : les livres de Zola décrivent un cimetière de vivants.

L’abbé Faujas, chaque fois qu’il la [Marthe Rougon] mettait sur ce sujet, sentait en elle une légère amertume. Elle était certainement heureuse, comme elle le disait ; mais il croyait deviner d’anciens combats dans cette nature nerveuse, apaisée aux approches de la quarantaine.

Et il s’imaginait ce drame, cette femme et ce mari, parents de visage, que toutes leurs connaissances jugeaient faits l’un pour l’autre, tandis que, au fond de leur être, le levain de la bâtardise, la querelle des sangs mêlés et toujours révoltés, irritaient l’antagonisme de deux tempéraments différents.

Puis, il s’expliquait les détentes fatales d’une vie réglée, l’usure des caractères par les soucis quotidiens du commerce, l’assoupissement de ces deux natures dans cette fortune gagnée en quinze années, mangée modestement au fond d’un quartier désert de petite ville.

Aujourd’hui, bien qu’ils fussent encore jeunes tous les deux, il ne semblait plus y avoir en eux que des cendres.