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Rimbaud | Naissance de la mort

Les derniers jours

mardi 11 novembre 2014


Les derniers jours de la vie d’Arthur Rimbaud (sont les nôtres)


Il y a 123 ans naissait la mort d’Arthur Rimbaud, et ce jour est si considérable que c’était hier, que nous sommes le lendemain, qu’un jour est passé après le jour où il est mort, et que tous ces jours ensemble ont fini par former cette vie passée, qui est le passé même d’une vie de laquelle sans doute nous sommes issus.

10 novembre 1891 - 10 novembre 2014 — et donc, à présent, 11 novembre 2014 : le temps est une fiction qui reste à écrire dans les intervalles où surgissent des dates qui ne sont là que pour les stèles et l’oubli.

Qu’il soit impossible d’écrire le jour même de la mort et qu’il ait fallu être le lendemain pour trouver quelque part dans la chambre au milieu de la poussière et des cendres un peu de temps pour dire cela, de si simple et de si futile, dont la vacuité peut-être aveugle le jour même : c’est tant d’évidences — le deuil commence le jour après la fin du jour, le deuil commence la vie après la mort : le deuil commence le passé jusqu’à nous.

Il y a 123 ans donc, hier : Arthur Rimbaud est allongé dans un mauvais brancard (ce n’est pas faute, les jours précédents, d’avoir dessiné de sa propre main les plans pour un autre brancard, capable de le porter de l’autre côté de la mer et des terres).

Il crie. Sa sœur Isabelle dessine elle aussi, mais plutôt que le brancard, c’est le visage de l’homme qu’elle fixe, lui qui regarde ailleurs, les yeux noirs, crevés plutôt, les yeux qui pourraient dire : Laisse-moi maintenant je t’en supplie, et qui ne disent rien.

C’était hier, le délire ; à lui l’histoire entière de la folie, dans la Conception où il croupit au milieu des misérables ; l’autre délire est celui d’Isabelle qui écrit à sa mère, se réjouit follement de cette joie idiote qu’ont les dévotes ou les fanatiques de l’aliénation :

Marseille, mercredi 28 octobre 1891.

Ma chère maman,

Dieu soit mille fois béni ! J’ai éprouvé dimanche le plus grand bonheur que je puisse avoir en ce monde. Ce n’est plus un pauvre malheureux réprouvé qui va mourir près de moi : c’est un juste, un saint, un martyr, un élu !
Pendant le courant de la semaine passée, les aumôniers étaient venus le voir deux fois ; il les avait reçus, mais avec tant de lassitude et de découragement qu’ils n’avaient osé lui parler de la mort. Samedi soir, toutes les religieuses firent ensemble des prières pour qu’il fasse une bonne mort. Dimanche matin, après la grand’messe, il semblait plus calme et en pleine connaissance : I’un des aumôniers est revenu et lui a proposé de se confesser ; et il a bien voulu !

La dévote pleure dans sa lettre, la victoire de la belle mort arrachée :

Quand le prêtre est sorti, il m’a dit, en me regardant d’un air troublé, d’un air étrange : « Votre frère a la foi, mon enfant. Que nous disiez vous donc ? Il a la foi, et je n’ai meme jamais vu de foi de cette qualité ! »
Moi, je baisais la terre en pleurant et en riant. Ô Dieu ! quelle allégresse, quelle allégresse, même dans la mort, même par la mort ! Que peut me faire la mort, la vie, et tout l’univers et tout le bonheur du monde, maintenant que son âme est sauvée ! Seigneur, adoucissez son agonie, aidez-le à porter sa croix, ayez encore pitié de lui, ayez encore pitié, vous qui êtes si bon ! oh, oui, si bon. – Merci, mon Dieu, merci !

La dévote pleure ridiculement dans les larmes de son frère, qui cherche seulement à ne pas être seul, lui qui l’est tant, et le devient de plus en plus à mesure que les jours passent, que le corps se rétrécit, que la gangrène monte et va tout emporter. La dévote est heureuse.

Quand je suis rentrée près d’Arthur, il était très ému, mais ne pleurait pas ; il était sereinement triste, comme je ne l’ai jamais vu. Il me regardait dans les yeux comme il ne m’a jamais regardée. Il a voulu que je m’approche tout près, il m’a dit :
« Tu es du même sang que moi : crois-tu, dis, crois-tu ? »
J’ai répondu : « Je crois ; d’autres plus savants que moi ont cru, croient ; et puis je suis sûre à présent, j’ai la preuve, cela est ! »
Et c’est vrai ! j’ai la preuve aujourd’hui !
Il m’a dit encore, avec amertume :
« Oui, ils disent qu’ils croient, ils font semblant d’être convertis, mais c’est pour qu’on lise ce qu’ils écrivent, c’est une spéculation ! »
J’ai hésité, puis j’ai dit :
« Oh ! non, ils gagneraient davantage d’argent en blasphémant ! »
Il me regardait toujours avec le ciel dans les yeux ; moi aussi. Il a tenu à m’embrasser, puis :
« Nous pouvons bien avoir la même âme, puisque nous avons un même sang. Tu crois, alors ? »
Et j’ai répété :
« Oui, je crois, il faut croire. »
Alors il m’a dit :
« Il faut tout préparer dans la chambre, tout ranger : il va revenir avec les sacrements. Tu vas voir, on va apporter les cierges et les dentelles : il faut mettre des linges blancs partout. Je suis donc bien malade !... »
Il était anxieux mais pas désespéré comme les autres jours et je voyais très bien qu’il désirait ardemment les sacrements, la communion surtout.

Avec le ciel dans les yeux, et les larmes pour talisman. Dans Dieu que Rimbaud ultimement désire, il y a surtout beaucoup de sang, et beaucoup de sanglots, il y a surtout, sous le mot de Dieu que Rimbaud porte sur les lèvres avec tous les autres mots dictés par la sœur dans son délire — de sorte qu’on ne saura jamais qui dictait à l’autre quel délire, de dieu ou de la mort —, tous les crachats qui sont la dernière œuvre d’Arthur Rimbaud. La sœur les note, elle n’en manque pas un : tous lui sont adressés aussi.

Depuis, il ne blasphème plus jamais ; il appelle le Christ en croix, et il prie. Oui, il prie, lui !
Mais l’aumônier n’a pas pu lui donner la communion. D’abord, il a craint de l’impressionner trop. Puis, Arthur crachant beaucoup en ce moment et ne pouvant rien souffrir dans sa bouche, on a eu peur d’une profanation involontaire. Et lui, croyant qu’on l’a oublié, est devenu triste ; mais il ne s’est pas plaint.

La mort a dévoré le pas, le pied, la jambe, elle monte dans le corps, elle ne cesse pas ; elle est l’excroissance de toute la vie passée à la chercher ; et le corps d’Arthur Rimbaud grandit d’un autre corps qui pourrait être celui d’un organe neuf. Et comme il a greffé sur la langue et la vie des propriétés neuves, la vie en retour lui prête un mal inconnu : les médecins penchés sur lui sont les mêmes qui jadis autrefois avaient cherché l’emplacement de l’âme : ils ne voient pas que dans un corps et une âme pouvaient croître un autre corps et une âme plus grande encore, plus fiévreuse qu’un cancer.

La mort vient à grands pas. Je t’ai dit dans ma dernière lettre, ma chère maman, que son moignon était fort gonflé. Maintenant, c’est un cancer énorme entre la hanche et le ventre, juste en haut de l’os. Ce moignon, qui était si sensible, si douloureux, ne le fait presque plus souffrir. Arthur n’a pas vu cette tumeur mortelle : il s’étonne que tout le monde vienne voir ce pauvre moignon auquel il ne sent presque plus rien ; et tous les médecins (il en est déjà bien venu dix depuis que j’ai signalé ce mal terrible) restent muets et terrifiés devant ce cancer étrange.

Rimbaud est allongé dans son lit, jour et nuit : le jour, il dort, la nuit, c’est pire ; le jour et la nuit lui viennent des rêves parfaits, d’une précision manifeste où il voit la mort longtemps, qu’il traverse : c’est un jour de plus et il est vivant : il est de l’autre côté de l’éternité, déjà. Il pleure parfois, ce sont des crachats de nouveau. Les médecins viennent faire des trous dans son bras et n’apaisent que leur propre peur devant la mort.

A présent, c’est sa pauvre tête et son bras gauche qui le font le plus souffrir. Mais il est le plus souvent plongé dans une léthargie qui est un sommeil apparent, pendant lequel il perçoit tous les bruits avec une netteté singulière.
Pour la nuit on lui fait une piqûre de morphine.

Souvent, il parle, il prononce distinctement ce qu’il voit : Isabelle écrit ; elle est à la dictée : ce qu’il dit, ce sont des rêves ; et dans ces rêves, ce qu’il voit du dehors, des rues brisées, de la mer toute proche, des anarchistes qui jettent des bombes, du ciel qui tombe, ce n’est qu’un rêve de plus, et nous sommes une part de ces rêves-là, évidemment — la preuve.

Éveillé, il achève sa vie dans une sorte de rêve continuel : il dit des choses bizarres très doucement, d’une voix qui m’enchanterait si elle ne me perçait le coeur. Ce qu’il dit, ce sont des rêves, - pourtant ce n’est pas la même chose du tout que quand il avait la fièvre. On dirait, et je crois, qu’il le fait exprès.

Isabelle note tout, les paroles des médecins — elles ne voient pas que les médecins sont l’humanité entière penchée sur ce cas pour toujours désormais ; elles ne voient pas qu’à ces médecins suivront des milliers d’autres qui regarderont ce corps et ces paroles de loin avec le regard de biais, prenant le pouls de cette chose-là et n’y comprenant rien, tireront cependant des conclusions sur la santé du réel, enfonçant une piqure de plus dans le bras inerte du patient continuellement rêvant ailleurs, et singulièrement, pleurant toujours.

Comme il murmurait ces choses-là, la sœur m’a dit tout bas : « Il a donc encore perdu connaissance ? » Mais il a entendu et est devenu tout rouge ; il n’a plus rien dit, mais, la soeur partie, il m’a dit : « On me croit fou, et toi, le crois-tu ? » Non, je ne le crois pas, c’est un être immatériel presque et sa pensée s’échappe malgré lui. Quelquefois il demande aux médecins si eux voient les choses extraordinaires qu’il aperçoit et il leur parle et leur raconte avec douceur, en termes que je ne saurais rendre, ses impressions ; les médecins le regardent dans les yeux, ces beaux yeux qui n’ont jamais été si beaux et plus intelligents, et se disent entre eux : « C’est singulier ». Il y a dans le cas d’Arthur quelque chose qu’ils ne comprennent pas.

Car sur tout cela les larmes d’Arthur Rimbaud reflètent en miroir la détresse de la mort elle-même.

Les médecins, d’ailleurs, ne viennent presque plus, parce qu’il pleure souvent en leur parlant, et cela les bouleverse.

Il y a des moments de sursaut, quand le corps lui laisse le répit de la douleur : il y a les pas que Arthur Rimbaud sur la moitié de son corps — la moitié qui lui laisse assez de force pour lui donner le désir d’ailleurs encore — dessine dans la cour de l’hôpital de la Conception ; et partir vite, et ne plus revenir : oui, vite un bateau pour Aden, un avion pour Tikal, s’allonger sur les pierres, dans le sable ; et qu’on n’en parle plus

Il reconnaît tout le monde. Moi, il m’appelle parfois Djami, mais je sais que c’est parce qu’il le veut, et que cela rentre dans son rêve voulu ainsi ; au reste, il mêle tout et… avec art. Nous sommes au Harrar, nous partons toujours pour Aden, il faut chercher des chameaux, organiser la caravane ; il marche très facilement avec la nouvelle jambe articulée, nous faisons quelques tours de promenade sur de beaux mulets richement harnachés ; puis il faut travailler, tenir les écritures, faire des lettres. Vite, vite, on nous attend, fermons les valises et partons. Pourquoi l’a-t-on laissé dormir ? pourquoi ne l’aide-je pas à s’habiller ? Que dira-t-on si nous n’arrivons pas au jour dit ? On ne le croira plus sur parole, on n’aura plus confiance en lui ! Et il se met à pleurer en regrettant ma maladresse et ma négligence : car je suis toujours avec lui et c’est moi qui suis chargée de faire tous les préparatifs.

Le corps d’Arthur Rimbaud est déjà mort, et lui, autour de son corps, le regarde déjà pourrir ; son regard d’outre-tombe : et pas de commissions.

Il ne prend presque plus rien en fait de nourriture, et ce qu’il prend, c’est avec une extrême répugnance. Aussi a-t-il la maigreur d’un squelette et le teint d’un cadavre. Et tous ses pauvres membres paralysés, mutilés, morts autour de lui ! O Dieu, quelle pitié !

Isabelle achève sa lettre — une lettre si bien écrite pour la postérité et l’au-delà de l’œuvre qu’il semble claire qu’elle l’ait écrite à titre posthume et longtemps après le dernier cri d’insulte d’Arthur, le dernier blasphème qui le rendait encore à la vie : et dans les mots d’Isabelle la dévote, la haine suintante d’un Dieu qui s’accroche de toutes ses mains délirantes à la vie qui lui échappe.

À propos de ta lettre et d’Arthur : ne compte pas du tout sur son argent. Après lui, et les frais mortuaires payés, voyages, etc., il faut compter que son avoir reviendra à d’autres ; je suis absolument décidée à respecter ses volontés, et quand même il n’y aurait que moi seule pour les exécuter, son argent et ses affaires iront à qui bon lui semble. Ce que j’ai fait pour lui, ce n’était pas par cupidité, c’est parce qu’il est mon frère, et que, abandonné par l’univers entier, je n’ai pas voulu le laisser mourir seul et sans secours. Je lui serai fidèle après sa mort comme avant, et ce qu’il m’aura dit de faire de son argent et de ses habits, je le ferai exactement, quand même je devrais en souffrir.
Que Dieu m’assiste et toi aussi : nous avons bien besoin du secours divin.
Au revoir, ma chère maman, je t’embrasse de coeur.

Isabelle.

Comment croire que cette lettre fut écrite au moment des derniers jours ? Plutôt après, oui, définitivement, pour justifier l’affreuse entreprise de caption qu’elle œuvra jusqu’au bout, enterrant son frère mille et mille fois ensuite, comme autant de bénédictions à dieu sur le cadavre vivant d’un crachat empli de sang qu’il lui lança tous ces jours où elle le retenait à Marseille, tandis que lui cherchait des moyens de sortir.

En témoigne le dernier texte écrit de Rimbaud, non pas écrit, mais craché : dicté à sa sœur depuis son lit, la veille de sa mort :

« Monsieur le Directeur,
Je viens vous demander si je n’ai rien laissé à votre compte. Je désire changer aujourd’hui de ce service-ci, dont je ne connais même pas le nom, mais en tout cas que ce soit le service d’Aphinar. Tous ces services sont là partout, et moi, impotent, malheureux, je ne peux rien trouver, le premier chien dans la rue vous dira cela.
Envoyez-moi donc le prix des services d’Aphinar à Suez. Je suis complètement paralysé : donc je désire me trouver de bonne heure à bord. Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord.
Arthur Rimbaud »

Le lendemain de sa mort, il ne restait plus que cela : cette demande infinie : l’heure, l’heure qu’il est, l’heure qu’il sera : et ce silence sur l’heure donnée ; on pleurerait à notre tour vraiment, devant le refus du directeur d’avoir donné l’heure, n’importe quelle heure.

Alors on est le lendemain du jour de sa mort, mais 123 ans après, et on cherche l’heure qu’il pourrait être, sur Aden, Charleville, ou Marseille.

J’écris cela, à la dictée des mots d’Isabelle pour en conjurer sa folie, sa douleur, la honte d’être un homme : j’écris cela devant le livre ouvert du visage de Rimbaud, à Marseille même, deux rues derrière l’hôpital de la Conception, aujourd’hui grand centre des Urgences de la Ville.

J’y dépose des images de la mer ; de l’autre côté, c’est l’Afrique, Aden, Harar, la vie possible, le jour suivant la mort où nous sommes, comme des survivants d’un deuil qui n’en finira pas.