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Rimbaud, une vie | Enfances. Légendes d’Ardennes
Gespunsart, premières images oubliées
mercredi 10 août 2016
Un projet : raconter les vies irracontées de Jean Nicolas Arthur Rimbaud.
Imaginer sa vie dans les silences qu’elle nous a laissés, d’outre tombe.
Tâcher de soulever à nous les forces réclamées à la vie après sa mort.
— et mes autres rêves autour de Rimbaud .
Chapitre III
Enfances. Légendes d’Ardennes
Gespunsart, premières images oubliées
C’est le dernier village avant la frontière, un pays qui ne connaît que le brouillard : Gespunsart. Gespunsart n’est pas un nom que peut prononcer un enfant, surtout quand il n’a que deux mois, qu’il ne lance que des cris, que l’hiver commence, et qu’il y a tant de brouillard.
La forêt autour du village est peuplée de légendes : on raconte des histoires de Walpurgis où les sorcières dansent autour de feux invisibles. On ne dit pas que l’Armée française perdra plusieurs guerres dans ces forêts. Elle semble si épaisse qu’on y perd rapidement bien des choses. Un enfant par exemple, une enfance peut-être.
Vitalie ne pensait pas à mal : Charleville est une ville dans laquelle on ne peut pas grandir. Mieux vaut pour cela le sein d’une femme de cloutier dans l’arrière-pays des Ardennes à la frontière couverte de brouillard et de légendes.
Le village est fait de boue, de sapin et de fer qu’on forge dans le feu des maisons qui sont chacune un atelier et une grange. On y fait le recel du tabac belge. Il y a beaucoup de bruit tout le jour : la Goutelle qui coule rapidement jusqu’à la Meuse actionne les machines et lève le brouillard. Ici, trois cent maîtres cloutiers travaillent à se tuer à la tâche.
Arthur pendu au sein d’une femme qui n’est pas sa mère pleure comme tous les enfants dans les bruits d’un village invisible au milieu du brouillard.
C’est la première image : la neige tombe dans le brouillard assourdissant sur Gespunsart et Arthur ne s’en souviendra jamais.
Vitalie vient le voir le dimanche.
Un jour, elle le retrouve nu dans un coffre à sel, tandis que son frère de lait est vêtu ses habits. Elle emporte son enfant en jurant.
Des bras d’une femme à une autre, qu’importe.
C’est soudain Charleville : les murs et les fenêtres mauvaises de l’appartement au 12 de la rue Napoléon.
Il y a là le froid et l’obscurité du jour, et un frère avec lequel jouer et se battre et pleurer. Frédéric est guère plus âgé ; il est plus frêle aussi et facile à battre, facile à faire pleurer.
La mère pleure aussi : les nouvelles du front de l’Est sont confuses. Le choléra décime les troupes glorieuses plus violemment que les bombardements. Les journaux ne comptent plus les morts. Dans les fosses communes, les officiers étreignent les soldats. Enfin, c’est l’assaut final sur Sébastol. Les combattants victorieux rentrent au compte goutte.
Au centre du mur, on a fixé une photographie d’un homme en uniforme : moustaches à l’impérial, capitaine dont le regard arrogant défie le temps. Car c’est le temps, noir sur blanc, qui est déposé au mur de l’appartement : son image déposée pour toujours, et pour qu’on s’en souvienne. Le contraire du passé : mais la présence, pure, incarnée, et à laquelle on doit obéissance. L’éternité, en somme.
Un soir, on frappe à la porte. Elle s’ouvre sur cet homme, portant moustache à l’impérial et galons. C’est le capitaine en uniforme de la photographie placée au centre du mur dans le salon. Il a porté Frédéric dans ses bras, puis le second fils, puis la mère ; on dit aux enfants : embrasse ton père. Ce soir-là, on leur dit surtout : ne faites pas de bruit, soyez sages. Et ils se sont enfermés dans leur chambre.
Quelques jours plus tard, l’homme est parti, la mère pleure ; elle porte dans son ventre une sœur, comme pour la dette, ou pour la charité.
Vitalie donne naissance à Vitalie neuf mois plus tard. On la confie elle aussi aux brouillards de Gespunsart, qui ne la rendront pas.
Sans presque un mot, on enterrera la jeune Vitalie dans un trou minuscule. Ainsi, la mort ne touche pas que les vieillards ou les soldats glorieux : Frédéric et Arthur ont trois ans, ils se tiennent la main jusqu’à la tombe de l’enfant. Ils regardent la mère pleurer.
L’homme aux galons, le capitaine en uniforme, revient quelques mois plus tard ; et de nouveau : soyez sages et ne faites pas de bruit ce soir.
Puis de nouveau il s’en va, de nouveau les larmes de la mère, et de nouveau la dette, de nouveau la charité : une seconde fille naît. La vie insiste cette fois, on ne cherchera pas bien longtemps pour la nommer : elle s’appellera elle aussi Vitalie, au nom de la mort et de la vie qui résiste. La mort, elle, frappe ailleurs. Comme elle ne touche pas que les nourrissons, c’est le père Cuif, celui qui porte le même prénom que le fils, qu’on enterre cette fois dans un trou immense. Frédéric et Arthur ont quatre ans et ils se tiennent la main jusqu’à la tombe du grand-père. Ils regardent la mère pleurer encore, et que tourne la roue du temps et des douleurs.
Cette fois, les jeunes enfants demandent pourquoi. Avant le cimetière, il y a ce vieil homme en habit noir qui parle une langue étrange que tout le monde écoute. Au-dessus du trou, le vieil homme qu’on appelle mon Père fait de plus étranges gestes, jette de l’eau bénite dans le trou, psalmodie cette langue ancienne, et les jeunes enfants insistent et demandent pourquoi. Pour leur répondre, on leur lit des histoires qui ne répondent à aucune de leurs questions mais endorment et font rêver.
Le Déluge et la Création des forêts et des mers, ou est-ce l’inverse ; la création puis le déluge ? Les histoires ont cela de vraies qu’elles n’ont pas d’ordre, chaque soir en remplace une. Vitalie-Mère fait la lecture et de sa bouche sort des mots précis et des phrases longues qui dressent des images et parfois des terreurs.
Il y a celui qui voit tout et juge, c’est le Père ; est-ce celui qui combat en Asie, bientôt en Afrique, et repousse à coup de fusil les couchers de soleil et les Sauvages ? Celui de la photographie en uniforme ? Ou celui qui jette avec l’eau bénite les cadavres d’enfant et de vieillards dans les trous ? On leur dit : c’est celui qui crée et pardonne : et qui punit.
Et puis il y a le Fils. Est-ce Frédéric, est-ce lui-même ? Est-ce celui qu’on voit accroché au mur, les bras écartées dans la douleur et le visage ravi dans la paix ?
On ne sait pas.
Il y a celui qui est partout mais invisible. Comme le brouillard des forêts.
Car on raconte d’autres histoires où les forêts des Ardennes sont l’épaisseur étrange de toutes les histoires. Des rivières magiques y coulent, des êtres maléfiques habitent dans les arbres, des animaux superbes peuplent les tourbières et les marais. Le brouillard est l’haleine des esprits d’un lieu sans âge qui est celui de cette enfance. Et ces Ardennes sont le berceau des histoires comme le tombeau de toute Histoire.
Vitalie dit en refermant le livre : ce ne sont que des histoires. Quel Livre ? Quelles Histoires ? Les noms de Charlemagne et du bon roi Henri côtoient ceux de Walfroid, des Saints et des démons, de Satan qui rode parfois dans les pas du Juste, et de Dieu qui sait tout et voit tout et juge, car Dieu seul sait qui est Dieu.
Dans les chemins où parfois on va se promener, on s’avance, comme vers le cimetière, la main serrée très fort dans celle de Frédéric, au cœur de cette forêt des signes qui terrifie et fascine, où l’on pourrait rencontrer licornes et ermites, esprits et saints. Le brouillard recule à mesure qu’on s’avance en lui et quand on souffle, on voit sa buée se mêler à lui. On est soi-même une part du brouillard qu’on souffle. On est une part de sa disparition. On pourrait être une part de ses légendes si on l’osait.
On joue à se cacher de plus en plus loin.
Décembre 58 soudain. Quatre ans est l’âge où la neige est un souvenir qui deviendra sans date. Il neige encore sur Charleville désert et de l’autre côté de la porte, l’homme aux galons crie sur les larmes de la mère.
Frédéric s’est caché dans le lit, terrifié.
Lui, au contraire, n’a pas peur, il s’approche, il ouvre la porte. Les cris sont tout un spectacle. Face au théâtre d’ombres de ce qui se dénoue devant lui, il est grands yeux ouverts et n’en rate rien.
Il dira plus tard le geste de l’homme : comment le capitaine s’était saisi du lourd plateau d’argent pour le projeter sur le sol et faire silence. Comment l’homme l’avait ramassé fier, et reposé. L’enfant dira le geste de la mère alors : comment elle s’était saisie ensuite du plateau d’argent à son tour et l’avait projeté sur le sol.
Devenu grand, l’enfant dira le dernier geste de cette comédie des amants blessés. Un geste fantôme qui n’a pas été fait. Un geste de désir, fantasme pur : celui de se saisir à son tour du plateau d’argent et comme eux, rejoindre la danse, le projeter sur le sol, et pleurer et rire et crier.
Il ne fera pas ce geste.
Tout est peut-être dans ce geste qu’il ne fait pas.
Tout et le reste se logent peut-être dans ce désir furieux de briser et dans le silence qu’il garde ouvert comme ses yeux sur la sauvagerie de l’amour.
La scène finie, le père et la mère se déchirent pour de bon, et pour toujours.
L’homme s’en va et ne reviendra pas.
Un soir, de rage et de folie, la mère brûle tout ce que l’homme a laissé. Les vêtements et les photos, tout et qu’il n’en reste rien. Tout, sauf des papiers et des lettres, les livres qu’il a écrit jeune homme, et des cartes.
On ne brûle pas ce qui est écrit.
On l’enferme dans une malle et c’est peut-être pire. On pousse la malle dans un coin oublié et qu’on n’en parle plus.
Dans cette malle, longtemps les trésors resteront cachés : c’est dans cette malle le trou noir de l’origine perdue devenue de la poussière sur quelques livres que l’enfant exhumera comme le cadavre vivant de sa propre enfance.
Le capitaine n’a pas laissé que des vêtements à brûler et des papiers dans une malle : Vitalie de nouveau est enceinte.
La dette cette fois ne sera pas soldée.
Elle aura pour nom Isabelle et gardera en elle la colère du père et la terreur de la mère, Dieu en tout et l’horreur du délire et la peur des rêves que dans la douleur on pourrait fabriquer si on était sur le point de mourir, loin de l’Afrique, une jambe arrachée et le désir de partir sous la fureur du vent.
La famille devient plus grande que l’appartement et plus bruyante que tout un quartier. En bas, Letellier vend ses livres péniblement tandis qu’à l’étage crient les fillettes et se battent les garçons. La clientèle se plaint de cette famille de pleurs et de cris. Un jour, il monte l’escalier d’enfer et dit : il faut partir. Puis, tous ces enfants, pour une seule femme et pas un seul père : est-ce acceptable ?
Vitalie ne l’accepte pas, comme elle n’accepte pas de partir. Elle partira, mais le soir tombée, et vite, et qu’on ne la voit pas.
Elle s’enfuit ; aux fenêtres du quartier, sûr qu’on regarde en soulevant le rideau cette femme seule avec tant d’enfants partir vite dans le soir, quelques valises à la main, et une grosse malle qu’on traine à la place d’un père.
Bourbon est pire que Napoléon. Au soixante-trois de cette rue, les immeubles alentours sont hauts et refusent de laisser passer le jour dans les fenêtres encore plus mauvaises que chez Letellier. Les murs ne sont plus jaunis mais lépreux ; ils coulent toutes les larmes du corps de Vitalie qui refuse d’être là.
Elle pleure maintenant le matin et le soir.
Le jour, elle tient bon ; dans la rue pour les courses, elle fait figure. Une figure de plus en plus raidie par la douleur et l’effort d’être digne de ce qu’on n’est plus. L’époux est capitaine, il est aux combats, il reviendra, dit-elle. Bientôt.
Pourtant, elle refuse aussi qu’il revienne, mais le réclame aussi fort.
C’est ce qu’elle dit à ses fils aussi. Ne parlez pas dans la rue aux pauvres si nombreux, ne parlez pas aux ivrognes et aux ouvriers, votre père est capitaine. C’est vrai que la rue Bourbon est pauvre, mais dans les mots de la triste figure, il semblerait que tous l’étaient : tous qui dans la rue marchaient dans la rue Bourbon le devenaient, immédiatement, pauvres, c’est-à-dire : pas comme nous.
Pauvres, eux l’étaient cependant, et peut-être davantage que l’ivrogne dehors qui boit son argent. Mais pauvres n’est pas affaire d’argent, seulement de tenue ; pour Vitalie, pauvres n’est qu’une question de figure, alors elle la porte ainsi désormais, triste et terrible.
Le soir dans ses draps, elle pleure sur les murs qui s’effondrent.
Les enfants ont demandé où étaient la photographie de l’homme en uniforme. Elle a dit : elle n’est plus là. Elle a brûlé.
Les enfants ont imaginé un feu grand comme le poing qui dévorait le passé et les visages éternels des photographies. On peut brûler l’éternité ?
Un matin, une lettre de Cambrai de la main du capitaine dit simplement : je ne reviens plus. Il y a d’autres phrases dans la lettre, peut-être, Vitalie ne sait plus, ne les lit qu’à peine ; elle sait seulement que la lettre voulait dire : je ne reviens plus. On ne brûle pas l’écrit, mais l’écrit peut incendier.
Le lendemain, chez le boucher ou le dimanche à la messe, elle ne dit plus : il revient bientôt, il est capitaine. Elle ne dit rien. Elle se contente de ne pas sourire.
On lui demande : est-il mort ? Elle ne répond pas et laisse le silence devenir une part de la vérité. Elle s’habille bientôt de noir. Le noir interdit toute question, porte toute réponse : pour tous, c’est évident : le noir endosse l’évidence irréfutable, celui du silence, celui du deuil.
(Longtemps après la mort de tous ceux là, longtemps après la poussière et l’oubli, on trouvera dans des lettres et documents du capitaine le même geste et la même noirceur : il se dira veuf.
Ces deux vivants unis devant Dieu se réclamaient ainsi morts pour les hommes. Dans cette mort qui les séparait vifs, la mère et le père oubliaient une vie qui n’avait plus lieu d’être. Mort aux yeux de Vitalie, le capitaine n’avait jamais été vivant. Morte pour Frédéric, la triste figure n’aurait plus à réclamer les comptes.)
Vitalie dans sa colère ne voulait pas s’appeler comme lui – elle se disait veuve et vivante, alors elle préférait qu’on la nommât Cuif, le nom vif du deuil, le nom de son père, le seul père qui existait vraiment, mais qui était, lui, bien mort.
Plus tard, elle demandera – et obtiendra – une pension pour la mort de son mari : qui était encore vivant. Veuve est un métier.
Dans ce monde de colère et de cris, la mort et la vie ne sont qu’une décision qu’on prend contre la mort et contre la vie. Une vengeance qui sert à rester debout, et dire à ces enfants : vous me vengerez.
Mais comme souvent dans pareilles douleurs, la fatalité trouve des voies terribles pour venger à son tour les colères et les désirs de vengeances.
Ainsi, un jour d’ennui prodigieux comme Charleville savait les produire sans nombre, les enfants joueront autour de la malle.
Par jeu, ou hasard, ou défi, l’un d’eux l’ouvrira.
Dans la malle, ils trouveront des lettres sans intérêt et couverts de poussières, et un Coran qu’un négociant du Harar un jour réclamera comme on réclame un époux ou la guerre, et on lui enverra par courrier spécial ; trente ans plus tard, ce négociant posera ses mains noircis sur le livre annoté de la main de son propre père, et ses yeux brûlés sur les mots d’un dieu qui n’était pas le sien ; et peut-être, suprême fatalité, lira-t-il la sourate douze, et son verset quatre-vingt un qui scelle l’énigme d’une vie. Peut-être rêvera-t-il en secret de ce qui unit un père disparu à son fils perdu.
Dans la malle, les enfants laisseront dans leur jeu le Coran dont les mots sont trop grands, pour un livre plus petit, qui portera en première page l’écriture du capitaine : la grammaire est la base, le fondement de toutes les connaissances humaines.
Le titre est difficilement prononçable, mais les enfants finiront par le déchiffrer : Bescherelle ne raconte pas d’histoires, il donne la clé pour les lire et peut-être, pourquoi pas, les écrire ?
Pour cela, il faudra apprendre à lire chacune des lettres de l’alphabet, et il y en a tant.
Oui, il le faudra pourtant.
C’est la tâche des années à venir.