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La Pointe Rouge | la course furieuse des chevaux
nu dans la mer
jeudi 18 avril 2019
Mario et moi nous longions la grève. Nos chevaux, le cou tendu, fendaient les membranes de l’espace, et arrachaient des étincelles aux galets de la plage. La bise, qui nous frappait en plein visage, s’engouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en arrière les cheveux de nos têtes jumelles. La mouette, par ses cris et ses mouvements d’aile, s’efforçait en vain de nous avertir de la proximité possible de la tempête, et s’écriait : « Où s’en vont-ils, de ce galop insensé ? » Nous ne disions rien ; plongés dans la rêverie, nous nous laissions emporter sur les ailes de cette course furieuse ;
Lautréamont, Les Chants de Maldoror (Chant III)
Ce matin-là, il n’y avait presque personnage sur la plage : c’est le seul moment où elle est encore vivable, visible. On voit d’ici la ville toute entière, et personne en elle ; seulement la colline de Notre-Dame, les routes qui s’enfoncent. La mer me sépare de la ville comme du Nicaragua : parce qu’elle forme cet angle au sud, j’ai vue vers le Nord alors que la ville fait face à l’Ouest. Oui, c’est toujours difficile à comprendre. Je cherchais à m’orienter dans cette vie des boussoles affolées, quand je l’ai vu.
Je n’ai jamais eu de fascination pour les chevaux : ni pour aucune bête — sauf, un soir, pour les coyotes à cause de leur souffle dans la forêt épaisse, au Nouveau Monde. Toujours eu peur même : peut-être à cause des mâchoires, ou du tableau cauchemardesque de Füssli. Ou pour ce coup reçu enfant au tibia : j’étais passé derrière le cheval, la ruade m’avait envoyé au sol, elle aurait pu m’atteindre au visage. Le cheval n’avait pas tourné la tête : il m’avait senti. Depuis, je tiens l’animal à distance. Puis, il me fait pitié : les hommes ne pèsent pas davantage que l’enfant que j’étais, et le cheval pourrait tous nous envoyer au sol. Peut-être m’a-t-il frappé pour cette leçon : je pourrai vous dominer, mais je ne fais pas. Ou plus sûrement est-il ignorant de sa force. Il se laisse domine, par l’homme et sa peur : on le chevauche pour l’asservir. Sa sauvagerie tenue en bride, en laisse, me fait honte. Dans les concours de dressage, on assiste à la puissance de l’homme qui fait danser la sauvagerie, et ça me serre le cœur.
Ce matin, la bête est noire et puissante, peut-être la plus puissante que j’ai jamais vue. Sa peau respire la force, le calme, la sauvagerie domptée — mais toujours présente, possible, menaçante. La couleur de sa peau est sans nuance : noire comme le noir ne l’est jamais. Le cavalier qui monte la bête possède même arrogance et même calme ; même sauvagerie domptant la sauvagerie, et tout cela est d’une beauté terrifiante.
Je ne m’y attendais pas. Soudain, le cavalier tord la gueule de la bête d’un mouvement majestueux, vers la gauche : mais c’est la mer. Le cheval non plus, je crois, ne s’y attendait pas : il résiste, un peu. Pas longtemps. Puis touche l’eau des sabots ; des jarrets, de la moitié du corps bientôt. Et soudain — cette fois, c’est le cavalier qui ne s’y attendait pas, je le sais par ses cris, et il me le dira ensuite —, le cheval s’enfonce dans la mer.
Le plus beau, ce n’est pas qu’un cheval sache nager — qu’un cheval sache nager est le plus mystérieux —, mais qu’il le fait de toute sa puissance de cheval de course. Nager est un combat que je mène en pure perte depuis l’enfance : je me débats contre les éléments (élève de collège, c’était la remarque du maître-nageur : « Il faut nager dans l’élément et avec lui, pas contre lui ») : et peut-être la mer est-elle l’image assez juste d’autres combats, d’un certain rapport plus ample à ce qui m’enveloppe. Aller, c’est peut-être dompter la sauvagerie de l’eau, comprendre le courant et le chevaucher. Je ne sais pas. Devant moi, le cheval noir chevauchait chaque vague jusqu’à dompter la mer, jusqu’à plonger sa tête entière dans l’eau salée près des bouées des trois cent mètres.
Il nagera longtemps, et reviendra - tiré par le cavalier. Au milieu des planches à voile et des nageurs, plusieurs galops au bord de l’eau l’épuiseront à peine. Lui ruissellera, la transpiration blanche mêlée au sel, au froid : dans son regard, rien. Est-ce qu’il saura qu’il a nagé ? L’instinct des bêtes sauvages en lui : j’imagine qu’autrefois, pour se déplacer, les chevaux devaient nécessairement passer par des rivières, des torrents. Je ne sais pas : peut-être s’en est-il souvenu. Simplement, ici, c’était de la mer devant lui, pas une rivière.
Je crois qu’il aurait pu regagner le Québec et ses frères sans le cavalier dompteur de sauvagerie. Partie remise. De l’autre côté de la grande flaque, des bêtes semblables l’attendent pour faire la course avec les coyotes.
Je repensais, en rentrant, à ce passage de Lautréamont, où son ami Mario et lui aperçurent les chevaux sur la plage. Je relirai ces pages, comme un oracle.
Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s’ils fuyaient l’œil humain