Accueil > PUBLICATIONS | PARUTIONS > articles & recherche > Incertains Regards n°7 | Partir ou l’érotique du retour. Délivre-toi de mes (...)
Incertains Regards n°7 | Partir ou l’érotique du retour. Délivre-toi de mes désirs, de Maria Vélasco
« Connexion / Déconnection »
mardi 5 décembre 2017
Parution cet hiver 2017 du nouveau numéro de la revue Incertains Regards, consacré aux enjeux de connexion / déconnection, publié aux presses universitaires de Provence.
J’y fais paraître une note dramaturgique sur la pièce de Maria Vélasco Délivre-toi de mes désirs, paru chez Actualités Editions, et traduit de l’espagnol par David Ferré – cet article accompagne la mise en voix de la pièce réalisée avec les étudiants du secteur théâtre de l’Université Aix-Marseille.
— Site de la revue
— Se procurer la revue
Présentation du numéro
French connexion ou l’exception conceptuelle, préface de Yannick Butel
« La véritable destination d’une revue est de témoigner de l’esprit de son époque. L’actualité de cet esprit importe plus, à ses yeux, que son unité ou sa clarté elles-mêmes [1]. » Walter Benjamin parlait ainsi, en 1922, de la création de la revue Angelus Novus, dans laquelle il s’investit et dont il porte le projet, mais que l’éditeur finnalement renoncera à éditer.
Dire que Benjamin aurait guidé les initiateurs d’Incertains Regards, notre revue, relèverait d’un petit arrangement avec la vérité. Dès le premier numéro, nous aurions aimé revendiquer cette filiation, ou disons-le dans un registre nous libérant des « pères », cette inscription. Il n’en fut rien et ce n’est qu’à mesure des numéros qui se seront succédés, c’est-à-dire à l’épreuve du temps éditorial et rédactionnel, que nous pouvons aujourd’hui prétendre faire nôtre la pensée de Benjamin.
Ergo, Incertains Regards, son comité de rédaction [2] et ses auteurs invités, prétend questionner l’esprit de son époque, notamment celui qui est récurrent à l’activité artistique et esthétique de ce XXIe siècle commençant. C’est ainsi une revue qui est consacrée aux formes contemporaines qui sont exposées et que rencontrent les publics. Formes, disons-nous, qui pour partie et plus qu’à une autre époque, mettent en question la communauté sensible parce qu’elles se tiennent parfois à la marge du partage, de la compréhension, de la communication, des processus de signification délivrant du sens... et qu’à ce titre-là, il s’agit d’œuvres indépassablement politiques, rompant avec la représentation (terme commun aux registres de l’art et de la politique comme par un curieux hasard).
En cela, Incertains regards a choisi, parce que la diversité des œuvres saisies lui imposait, d’être une revue universitaire qui ne minorerait pas le dialogue que les sciences cognitives et plus généralement l’épistémologie entretiennent avec les pratiques politiques, et leurs formes discursives, qui environnent l’art. Étudier l’hybridation des unes avec les autres, relever les effets de contamination entre les deux, la porosité entre l’un et l’autre, repérer dans la langue leur entremêlement et leur voisinage... donnent nécessairement à Incertains Regards une tonalité critique que d’aucuns identifieront à des positionnements idéologiques.
Ils auront raison, car parallèlement à l’esprit de la revue qui tente de « témoigner de l’esprit de l’époque », l’engagement des auteurs relève ici d’une sincérité (d’une critique) qui doit la protéger de la corruption qu’est la neutralité.
Ainsi, alors que l’université est le lieu de la transmission, lncertains Regards, tout en assurant et en assumant cet héritage, se devait, par la matière des phénomènes artistiques qu’il observe, de l’engager dans une parole créatrice sensible, et précisément dans la recherche parce que « le mot recherche est un mot qu’il ne faut pas entendre dans son sens intellectuel, mais comme action au sein et en vue de l’espace créateur [3] ».Par-là, il s’agit de garantir qu’Incertains Regards sera cette revue accueillante et disponible à toutes les formes de langage quand, les limites de l’enseignement atteintes, il n’est d’autres alternatives que de s’aventurer et de « chercher », au-delà des pratiques didactiques, un langage plastique à même de rendre l’écho incertain de l’expérience esthétique ; et par-là de la partager.
De là, sans doute et parfois, le lien à un « éclectisme universitaire » que nous revendiquons et assumons contre Edgar Morin qui s’en indignait en d’autres temps. De là, ne cachons pas ce qui est la marque de cette revue, un rapport étroit à l’interdisciplinaire indiscipliné, humus d’une diversité d’écritures critiques : à l’intérieur des contributions, entre les contributions recueillies, pour chaque numéro, et qui produit des modes de pensée empirique, acrobatique, fragile donc, parce que non antérieurs à l’épreuve qu’est la rencontre avec une œuvre. Parce que « Questionner, c’est travailler à un chemin, le construire [4] » comme l’écrit Martin Heidegger.
Le numéro 7 de la revue consacrée à « Connexion / Déconnexion » ne fera pas exception à ce mode de dérèglement où le discours tenu par les contributeurs est avant tout lié à l’exploration et la tentative de forger un langage (et donc un chemin), à chaque fois renouvelé par les objets artistiques, ou autres, à l’ombre desquels il se déploie.
Connexion / Déconnexion... ou, autant qu’un thème, il s’agissait de mettre à l’épreuve ce lexique devenu familier et partagé, relevant de différentes sphères de l’agencement sociétal : linguistiques, comportementales, organisationnelles, esthétiques... promouvant l’idée d’une époque définitivement passée à la technique et ses technologies.
Mais, et parce que l’actualité peut être un voile qui relève moins de celui de Timanthe que d’un risque d’opacification, « être connecté ou déconnecté » renvoie, et ce bien avant l’ère du numérique, à des modes d’être, à des pratiques, à des situations également... En d’autres termes, une étude diachronique de ces expressions ouvre donc sur un champ plus large que la seule appréhension synchronique. Sans pour autant remonter à la « French Connection » (appelée aussi « Corsican Connection ») qui impliquerait une étude sur le prix moindre de l’opium à Marseille en 1930 (cf. Blaise Cendrars, mentionné dans la notice Wikipedia consultée à ce sujet, aurait évalué ce prix)... Être connecté ou déconnecté trouve des charges sémantiques aussi différentes que : être en lien, faire partie d’une communauté, d’un groupe ou pas, par impossibilité ou par rejet ; être à la page ; être In ou Out , rattrapé par la désocialisation, la folie, ou se tenir à l’écart... au contraire être « branché », être en veille, etc.
À réception des contributions des auteurs qui donnent corps à ce nouveau numéro, diverses voies ont été explorées. Parmi celles-ci, les textes rendus par Louis Dieuzayde, Marta Isaacsson, Claudio Serra ainsi qu’Anyssa Kapelusz, Florent Perrier et Arnaud Maïsetti rapportent des expériences poétiques, plastiques et théâtrales où le thème de la connexion/déconnexion se trouve traité au prisme de l’analyse critique des processus de réception et de création, leur inscription dans l’espace urbain et de l’étude attentive des processus de glissement entre, disons, des objets pris au quotidien et leur déplacement vers une aire artistique...
Le regard qu’ils portent sur les œuvres conduit ainsi à matérialiser que l’épaisseur des espaces poétiques et plastiques sont le foyer simultané d’infra-connexion et d’extra-connexion, selon que l’attention s’inquiète de leur dramaturgie interne ou qu’elle devient sensible à des modes opératoires qui convoquent l’analogie, la ressemblance ou la contiguïté. Chacune des contributions rappellent ainsi, d’une manière forte, que le lieu de la scène poétique et plastique (théâtre ou espace urbain) n’est pas un horizon clos, mais tout au contraire un espace de passages qui connecte/déconnecte, dans un jeu de va-et-vient continu, le spectateur comme le lecteur, à des réalités et des virtualités que configure l’imagination créatrice ou la raison castratrice.
Ainsi Louis Dieuzayde, étudiant État Civil de Sonia Chiambretto, s’interroge-t-il sur « Comment l’écriture théâtrale se connecte aux réalités de notre temps et en forge une appréhension qui soit juste à la fois sur le plan poétique et politique ? ». Dans le même ordre d’idée, Claudio Serra, analysant la mise en scène des Trois sœurs de Tchekhov de Vincent Macaigne (2013), connecte l’incompréhensible qui semblait le fait de ce spectacle à l’épisode tragique de la mine de Germano, dans l’État du Minas Gerais en novembre 2015. Dans un voisinage qui pose explicitement l’enjeu du politique, Marta Isaacsson, à propos du metteur en scène José Celso Martinez Corrêa et de sa pièce de Os Bandidos du Teatro O cina, s’inquiète du « pouvoir politique de l’expérience esthétique (qui) est de susciter la réflexion » en convoquant les travaux du chercheur néerlandais Kattenbelt. C’est également ce souci de la politique et de l’art qui guide Arnaud Maïsetti quand il analyse de Délivre-toi de mes désirs de Maria Vélasco. Texte et pièce qu’il qualifie de « pièce des colonisations et de ces impénétrables ». Enjeu politique qui hante en définitive chacun des contributeurs prenant la parole sur des pratiques artistiques et que relaie Florent Perrier dans « Aux bords amincis de la démocratie » à propos de Street Light (2013) de Julien Berthier. Texte qui revient sur l’un des programmes culture de l’Union européenne, et notamment le projet A.C.T. DEMOC[K]RACY (Art Cooperation Transmission). Et d’ajouter que c’est peut-être dans la convocation d’une question naïve empruntée à Roland Barthes « Qu’est-ce qui se passe là ? » que Anyssa Kapelusz, qui consacre son étude à Apologies 4&5 du Vasistas Theater Group, en vient à formuler une proposition simple qui questionne le concept d’« impression », à l’œuvre dans ce monde énigmatique des connexions/déconnexions à l’art, aux pratiques artistiques et à l’expérience esthétique.
Chez les uns comme chez les autres, d’évidence le thème de ce numéro les aura conduit à l’endroit d’un rapport critique au Monde. Précisément à l’endroit où l’œuvre connectée au Monde fait de l’enjeu de la déconnexion et reconnexion une alternative à la colonisation de la pensée, aux restrictions de toutes sortes, aux réductions de tous ordres.
L’œuvre s’ouvre donc ici comme une résistance, un processus de défense ou une contre-attaque à l’hostilité, plus ou moins sournoise et/ou établie, qui a gagné le quotidien.
En écrivant « Faire et défaire le langage », Gilles Suzanne relisant et adaptant Mille plateaux, avec malice et jubilation (quand il pense la poésie), ne s’écartera pas de cette critique qui fait de la poésie une ligne de fuite, et du langage un espace complexe de résistance.
Contribution qu’il faut lire en regard de celle de Julien Blaine : auteur, écrivain, performer... « aurignacien, magdalénien, azilien de plus de 30 000 ans » (comme il se nomme au P.S. 139) qui a accepté de nous livrer pas moins de 162 post-scriptum qui sont autant de connexions/déconnexions de pensées chaotiques et insoumises, d’actes de rébellion contre un ordre de la langue établie, de soubresauts performatifs et de foudres sonores qu’il nous a été possible d’enregistrer à Radio Grenouille (cf. 7e enregistrement sonore joint à la revue). Flux de Post-scriptum qui forme les IHALI (installation humaine anonyme laissée là par inadvertance)... et les inouïs de la pensée de celui qui, depuis 1962, ajourne annuellement, et reporte quotidiennement son adieu à la performance. Merci à lui, le poète, pour cette contribution majeure qui permet à Incertains Regards d’entretenir un lien étroit à la théorisation et à la création.
Merci à lui, l’ami de Ghérashim Luca, de nous rappeler que la langue et l’écriture demeurent un moyen d’appréhension et de conquête des territoires occupés par ce qui n’est plus, trop souvent, que l’ombre du langage.
En lisière de ce numéro, il restera au lecteur à découvrir l’article d’Évelise Mendes, jeune chercheuse et metteure en scène brésilienne inscrite en doctorat à l’université d’Aix-Marseille, qui offre au lecteur une lecture croisée et critique de Milton Santos (La nature de l’espace. Technique et temps. Raison et émotion) ainsi qu’une œuvre non traduite d’Augusto Boal : A Estética do oprimado : re exões errantes sobre o pensamento do ponto de vista estético e não cientí co. Un article particulièrement scrupuleux de tisser des liens entre la pensée de Santos sur l’espace et la « contiguïté » et celle de Boal sur le concept d’une « éthique de la solidarité ». Les deux penseurs brésiliens invitant à rompre (se déconnecter) avec la pensée héritée et à s’aventurer dans la construction de nouveaux espaces symboliques et topographiques.
Soit, pour évoquer rapidement la contribution de Yannick Butel qui fait écho à cette pensée et s’engage dans une lecture critique du « cyberespace », un agir qui concernerait un rapport à l’utopie dont il rappelle que, s’il s’agit d’un lieu à venir, l’utopie est aussi et principalement un mode de discours qui fait exister dans la langue des propositions inattendues à même de transformer l’espace dialectique appauvri par « le langage clos ».
Prochain numéro sur le thème du « TRANS... ».
Yannick Butel
[1] Walter Benjamin, « Annonce de la revue Angelus Novus », Œuvres, T. 1, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 267.
[2] Anyssa Kapelusz, Gilles Suzanne, Arnaud Maisetti, Louis Dieuzayde et moi-même (Yannick Butel) formons le comité de rédaction. Ce qui s’appelle aussi « Une bande » qui dialogue avec Jean-Bernard Cholbi (designer/graphiste) et le directeur des Presses universitaires de Provence, Charles Zaremba.
[3] Maurice Blanchot, « Qu’en est-il de la critique ? », Arguments, no 12-13, janvier-février-mars, 1959, p. 36.
[4] Martin Heidegger, « La question de la technique », Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 9.