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Revue Ecuador n°2 | « Au jour le jour »

vendredi 1er avril 2005


Ce texte est issu de la première partie de la revue, la partie de création appelée "la revue inachevée". Le thème portait sur l’écriture d’un journal : les cinq rédacteurs de cette partie ont été invités à tenir un journal entre le 9 août et le 20 août 2004. Journal du temps passé à l’attendre.


PARIS

« Il me faut une journée pour faire l’histoire d’une seconde, il me faut une année pour faire l’histoire d’une minute, il me faut une vie pour faire l’histoire d’une heure, il me faut une éternité pour faire l’histoire d’un jour. »

Jean-Luc Godard (Histoire(s) du cinéma)

Le Neuf Août (lundi)

Dix neuf heure vingt sept
On se réveille d’un bond dans le silence. Combien de temps ai-je dormi ? Deux heures, peut être plus. Et le silence bat dans ma tête. C’est presque la fin du jour, la chaleur est impossible. Je ne sais pas d’où vient cette image qui m’a réveillé, ces coups sourds qui viennent de frapper à la porte.

Sur la place de la Contre Escarpe, le soleil s’écrase en plein midi. Deux oiseaux sont posés sur le bord de la fontaine, et boivent. Cela ne dure pas.
Soudain, des jets d’eau s’élèvent de la fontaine et tracent dans l’air des arcs de cercle, légers, bousculés par le vent. Puis retombent sur les oiseaux, qui s’envolent alors, en laissant dans leur sillage cette pluie d’or, de transparence.

Des jets d’eau, la surprise qui vient en travers de la soif, une trace d’ailes qui prolonge dans le ciel l’eau de la fontaine, qui brise la lumière. Rien de tout cela qui ne porte avec lui l’événement, le spectacle. Rien finalement. Une image qui, sans doute, a échappé à tous ceux qui m’entouraient. Cette image que je n’ai pas réellement vu au moment où elle m’a traversé, et qui en moi s’est dilatée comme une bulle d’air jusqu’à ce moment où elle éclate, et je peux comprendre pourquoi il est midi, et pourquoi j’écris cette phrase : « d’un bond dans le silence », et déjà je ne sais plus ce qui m’a réveillé, un cri dans mon rêve, ou dans la rue, le moteur d’une voiture, un nuage effaçant une seconde le soleil. C’est la même chose. Une fêlure qui brisa ce moment dure le temps de prendre son souffle : le temps que les ailes battent une fois l’air, et puis tout va peut-être recommencer. Un battement sourd, silencieux qui rompit l’équilibre. Qui allait me réveiller des heures plus tard au milieu de la chaleur.

Le Dix Août (Mardi)

Dix sept heure cinquante quatre
Il semble que la vie soit immobile ici. Que le sang ait cessé de battre aux tempes de ce monde. Je ne le vois pas atteindre au cœur des choses, et pourtant j’attends, j’ai observé tout le jour. Paris, vue des colonnades du Panthéon ne ressemble à rien d’autre qu’une ville. Des maisons étalées là sur des kilomètres. On ne voit pas les rues cachées sous les murs, la ville n’est qu’amoncellement de pierres dressées, de toits, de remparts habités : on n’a pas idée à quel point Paris est une ville minérale, comme taillée, ou sculptée dans les pierres.

Au loin s’élèvent des immeubles, des tours qu’on ne voient même pas : on oublie vite ces cicatrices verticales de verres et d’aciers. Le regard demeure fixé là, sur ces maisons alentours, impossible de lever les yeux. Paris est une ville sans horizon, et le Sacré Cœur, un château fort sans au delà, sans frontière.
D’ici, à plus de cinquante mètres du sol, on n’entend qu’à peine la fureur de l’après-midi : une simple rumeur, un ronronnement souple et régulier monte du sol, des voitures passent, de minuscules touristes traversent la place.

On cherche en vain les rues, les avenues. C’est un corps gigantesque écrasé par le soleil et le silence de l’été, il ne semble avoir ni veines ni ombres, hormis celles que dessinent les nuages. Ombres qui recouvrent la ville sur quelques centaines de mètres, qui glissent, puis disparaissent, réapparaissent des quartiers plus loin, plus grandes encore, plus sombres : les nuages ne jouent pas avec le soleil, on se trompe là dessus : c’est avec la ville qu’ils passent le temps, le tuent, le déplacent.
On s’attendait au spectacle de milliers de ruelles creusées dans la pierre de cette ville, et de là on ne voit rien. Entre ces murs et ces ombres, rien ne s’engouffre, les veines sont invisibles. Le sang ne circule pas. On étouffe.

Le Onze Août (Mercredi)

Quatre heure quarante
Dormir est impossible. A cette heure, le temps n’a pas beaucoup d’importance. La nuit se déchire à peine. Derrière les fenêtres, les nuages ne sont pas encore des nuages : seulement des lambeaux de cette nuit qui vient de passer, ou qui passe encore, on ne sait pas très bien. Qui tarde à passer.

Le Douze Août (Jeudi)

Vingt trois heures cinquante huit

Rien.

Le Treize Août (Vendredi)

Vingt deux heures trente
Entendu dans la journée cette phrase de Tennessee Williams : « A l’opposé de la mort, il y a le désir »

Partout le silence, comme un bruit cotonneux, sans consistance particulière. Comme un bruit qui n’aurait pas de présence, parce qu’il ne renvoie à aucune signification réelle, je veux dire humaine. Tout simplement parce qu’on pense qu’en dehors du sens qu’on lui prête, le bruit du monde n’est qu’un silence.
Ils ne comprennent pas. A l’opposé de la peur : du silence, partout.

Le Quatorze Août (Samedi)

Quatorze heures huit
Rien.
La journée est déjà passée pour moi, qui ne fais qu’attendre. Bien sûr il reste encore toute l’après midi : je vais sans doute sortir, marcher, descendre vers le parc Montsouris. Je sais que je n’y trouverai rien.
J’attends qu’il pleuve.
Ou quelque chose comme ça qui pourrait d’une seule seconde, d’un seul geste changer le temps. Qui effacerait le monde ancien.

Que s’écoule au moins quelques mouvements, l’esquisse d’un instant séparé de tout.

J’attends, je serai là.

Le Quinze Août (Dimanche)

Vingt heure vingt quatre
Il a plu. Des averses entrecoupées de vent. Rue Monge, on ne croise personne. Paris est sale, noire et grise : violemment halée par la couleur de la pluie ; des torrents minuscules descendent les trottoirs. Il a plu jusqu’à la Mosquée, puis, au dessus du jardin des plantes, les nuages se sont légèrement fendus, on a pu voir le ciel.

Le Seize Août (Lundi)

Seize heure deux
L’Art de la fugue. Je me suis perdu des heures sous le soleil, je ne pensais pas marcher si longtemps. J’ai croisé des centaines de visages, traversé des dizaines de routes, passé sur des ponts sans savoir où j’allais vraiment. Je ne suis pas allé bien loin en fait : à Paris, on ne va jamais très loin, on ne s’éloigne jamais assez de tout.

« Le vide, la multitude », c’est aussi cela marcher. La multitude qu’on croise, qu’on bouscule sans voir, une foule que l’on effleure et qui n’existe pas, et pour laquelle on n’existe pas. Le vide, être seul enfin au milieu de ces regards fuyants, le vide qui se glisse entre nous et les autres, entre nous et les murs de la ville, le vide insolent qui nous happe, qu’on ne lâche plus.

Suivre une idée fixe, la voir sous mes yeux partir, ne pas perdre sa trace. Souvent, elle m’emmène au bout de la rue, parfois je ne la revois jamais.

Aujourd’hui, à l’angle de la rue Vaugirard, mon idée fixe m’a conduit sur une affiche : hier soir on jouait à l’église Saint Sulpice, les fugues de Bach. Ensuite, elle s’est enfuit.

Le Dix-sept Août (Mardi)

Quinze heures quarante huit
Il n’y a rien à attendre du ciel. Rien qui ne pourrait se trouver dans un regard, dans ma main qui frôle ta peau. Rien qui pourrait dire ce qu’on cherche dans un regard, ou à la surface d’une peau.
Et pourtant je continue à scruter le temps.

La journée se déroule selon des rites immuables, à un rythme qui interdit l’ennui. Je ne m’y attarde pas : il restera de cet été un secret partagé, fatigué, et muet. Du reste, peu importe.
Dans cette période de vacances, le temps s’offre à moi sans borne. Je voudrais rester enfermé dans cette liberté où n’existent plus ces heures fixes qui scandent habituellement les jours. Cette prison qui dit le jour, et la nuit, qui ferme le temps entre ces deux limites. Qui ne voit pas que le temps se partage en mille, et que le jour est une partie de la nuit. Maintenant, tout cela n’existe plus ; tu dors au milieu du soleil, et ton corps assoupi, fatigué, abolit toute la vie, ton corps qui à cet instant la remplace.

Son corps est allongé sur le lit, épuisé, endormi. Je ne te réveillerai pas avant cinq heures. Je suis à deux mètres de toi, je suis seul.
Il n’y a rien à attendre de ton sommeil, de tes rêves. L’absence que tu m’imposes ne se dit pas en mots, je la cherche dans ce silence qui te berce, qui me porte, dans le ciel qui ne bouge pas.
Attendre un signe du ciel, qui ne viendra pas.

Le Dix-huit Août (Mercredi)

Quinze heures seize.
Je ne fais qu’attendre. J’ai abandonné définitivement l’idée de scruter le temps qu’il fait : ce temps là change seul, puis redevient le même, et repart, et revient.
Aucun rapport avec le temps qui me traverse : le temps qui passe, loin des nuages.

Le Dix-neuf Août (Jeudi)

Sept heures vingt deux

La fin d’un rêve
Sans parole
Marchaient les ombres immenses de nos corps sous nos pieds
Happés par l’ouest
Tendues
Comme les dernières notes du jour
Et pourtant
Le soleil ne parvenait pas à se coucher
Il n’en finissait pas de mourir
S’éteignait si lentement que l’on crut
Que jamais il ne franchirait l’horizon derrière nous
Je vois la fin du rêve
Comme cette nuit passée si ultimement brûlée
Comme deux corps s’échappant
Vers deux ombres qui ne finissaient pas
De se posséder

Le Vingt Août (Vendredi)

Six heures vingt
Il y a souvent ce sentiment étrange au réveil de ne plus s’appartenir vraiment
Les belles portes de bois se ferment claquent silencieusement dans la nuit qui
S’efface.
Voyance de l’agonie prochaine imminente. Ce n’est que le matin du monde.
On pense alors à des choses inconnues.
Des personnages se glissent dans nos peaux de papier qui s’effritent se déchirent
S’imbibent de leur sang
On pense qu’ils n’en ressortiront plus
On pense à des femmes ces femmes que l’on a aimées sans elles
Et d’autres tellement désirées qu’elles sont parties au soir de l’amour
Détaché du désir
Il y a souvent mais aujourd’hui comment l’avouer la honte de vouloir posséder
D’autres corps en plus de tous les autres noyés étranglés dans nos rêves
La peur stupide de ne pas s’appartenir
Certes
L’habitude est un antidote efficace utile
Certes tout va reprendre sa place.
On existe.
Enfin on est sur le point d’exister.
On sait bien comment faire on masque vite l’évidence tenace qui s’insinue dans
Chaque mouvement accomplie par le matin
La pensée
La lâcheté
On maquille on éteint on oublie
Puisqu’il faut encore et toujours se lever

Se lever trop tôt se coucher contre le soir l’étendre se coucher le long de son
Ombre qui commandent des mouvements faits de plus en plus lentement on
Essaie de dormir comme tout à l’heure on essaiera
De se lever.
Comme on vient de se lever la fatigue est plus grande qu’au coucher.
« Je n’ai pas été à la hauteur des promesses de la vie » et pourtant.
Se lever.

Il y a souvent des phrases que les autres écrivent à ma place ils tiennent mon
Stylo ils le plongent dans mes propres souvenirs
Des milliers ont déjà écrit ma vie avant que je la vive
Toujours déjà écrite par des milliers
Ils me devinent par cœur et ils l’écrivent
à ma propre surface. Et pourtant.

Le Vingt-et-un Août (Samedi)

Vingt-et-une heure treize – vingt-et-une heure quarante trois.
J’ai croisé quelqu’un dans la rue qui chantait un texte assez étrange, je voudrais me rappeler, mais je n’y arrive plus, cela donnait quelque chose comme ça, bien sûr, j’invente, je reconstruit tout, ou presque.

« A la sueur de nos visages nous franchissons le temps
Et c’est là notre condamnation
Il dit c’est là votre malédiction
Je voudrais un désir sans latence lié au cœur de tes yeux
Dévorer ton indépendance 
À chacune de mes volontés une stricte appartenance
Prolongement de nos songes et appétit infini de l’inhumain
C’est là notre destruction dit-elle je crois
Rêver penses-tu qu’il nous mente
Vous êtes alors partis sans les regarder pensant
Qu’elle crève leur civilisation et en effet.
Elle crève.
De sa belle mort de guerrière tournée toute entière
Vers l’obligation de l’Avoir
Puisque le monde déborde et se Vide .
Et se renouvelle sans cesse derrière la
Chimère des livres.
Achèvement du monde. »

Je n’y arrive pas.

Le Vingt Deux Août (Dimanche)

Dix sept heure trente trois
Cerner les ruptures du temps : voir s’écouler le temps en moi, dans le temps qui passe au dessus de Paris, au dessus de la terre. Fixer ce temps, jour après jour, s’arrimer à l’ancre de ces heures où le jour s’arrête, et recommence. Ancre plongée dans toutes ces pages.
Le temps est passé, a passé : il a changé de couleur, traversé les rues, balayé de sa lumière les avenues désertes de la ville, et de la terre. Le temps a rendu cette ville triste et banale, comme toutes les grandes villes laissées à l’abandon en plein cœur de l’été à des touristes, à des passants. Le temps a laissé à la terre ses questions, ses odeurs, ses crevasses. Il s’est passé des choses, puis rien, puis des secousses, des accélérations.
Puis rien à nouveau.
L’attente n’a pas été comblée.
J’avais voulu croire qu’à force d’attention, il allait se produire à l’autre bout de la vie, du temps, un moment de vérité et de grâce, « l’instant décisif » dont parle les photographes et qui nous échappent, à nous qui ne voyons rien parce que nous sommes plongés dans le monde, enfoncé dans sa vase : parce que nous sommes le monde. Il suffisait donc de jouer le rôle de l’absent, et d’attendre : ça allait bien finir par arriver.
Finalement, j’ai cru comprendre que cet instant n’était qu’un désir, qu’il était l’attente même. Qu’il n’existait que dans cet état de manque et de veille. Qu’il faudrait être fou pour en faire le point de départ, et le sens d’une vie ; fou ou exilé.
Demain, il faudra partir, faire ses bagages. Choisir un pays et partir.