arnaud maïsetti | carnets

Accueil > PUBLIE.NET | ÉDITIONS NUMÉRIQUES > publie.net : art & portfolios > Marie-Laure Hurault & Frédéric Khodja | Au canal

Marie-Laure Hurault & Frédéric Khodja | Au canal

lundi 8 septembre 2014



Il n’y a pas de rentrée littéraire. Il n’y a que des sorties intempestives d’ouvrages qui n’attendent pas leur tour pour venir intercepter le réel et un regard porté sur lui. Dans la collection portfolio, proposition d’un livre né, c’est la règle ici, d’une rencontre entre un écrivain (Marie-Laure Hurault, auteur notamment d’un très bel essai sur Blanchot et le principe de fiction, et un plasticien (Frédéric Khodja).

Dans ce dialogue entre textes et images, Marie-Laure Hurault propose une lente dérive mentale qui construit peu à peu une fiction à la puissance, où la peur et le fantasme conduisent, comme dans les rêves, à accomplir eux-même le trajet du récit, investir la charge symbolique des images et venir les peupler : comme si les fantômes qui habitent ces images et que l’on voudrait conjurer par le récit, c’est le récit lui-même qui leur donne corps, et esprit.

L’occasion, pour ce nouvel ouvrage, de saluer le nouveau site de notre collection — Jérémy Liron et moi sommes heureux de vous inciter à aller visiter le bel espace que nous a ouvert Roxane Lecompte (qui a réalisé l’ouvrage, comme tous ceux des collections publie.net) : c’est par ici


Ce livre est disponible aux formats EPUB et MOBI sur toutes les plateformes de téléchargement habituelles et sur notre librairie en ligne publie.net. Soutenez la création contemporaine, osez Portfolios…

— Se procurer l’ouvrage : sur le site de la librairie publie.net

— Voir site de Frédéric Khodja
— Consulter les travaux et ouvrages de Marie-Laure Hurault
— Lire également un extrait du texte

— Et ci-dessous la présentation de l’ouvrage par Jérémy Liron


On n’évacue jamais la question du rapport du texte aux images, quand bien même on y revient, on la pratique. Peut-être est-ce même au fond la seule question : quelles images lève un texte ? Quelle forme de récit s’esquisse au-dedans, par-dessus, à travers les images ? Comment s’accordent en un livre qui les met en présence, c’est-à-dire dans notre expérience même du monde, ces deux régimes du lisible et du visible, ces deux temps du récit et de la présence ?

Sous le pont, dans les ombres, les bois gluants du bord de l’eau, l’horizon bascule, s’affole comme on le dirait d’une boussole. Les temps, les figures se confondent, se superposent ou se corrompent à la faveur d’une angoisse insidieuse.

J’ai tué cet homme. Je l’ai poussé au fond du canal et le même jour, à quelques instants d’intervalle, à quelques mètres de là, je me suis arrêtée. Suffocations, tremblements en rafales, abaissement anormal des pulsations cardiaques, je crois que mon cœur a lâché. Si c’était à refaire, s’il était possible de recommencer, sans rien changer, à mains nues, je le pousserais de nouveau au fond du canal. Parcourus de frissons, agités par le souvenir, mes doigts hésiteraient peut-être, mais à coup sûr ils ne se trahiraient pas.

L’homme est au fond de l’eau, ses yeux se sont éteints. Quand je l’ai poussé, mes doigts se sont calés bien à plat contre son dos, loin de se raidir, ce dos se courbait sous mes mains engourdies, le torse à peine contracté est tombé en avant sans luxe de mouvements. Nulle débauche de cris. Ce geste, je ne l’avais pas prémédité, ce sont mes mains hors contrôle qui se sont lancées en avant, elles avaient pour objet d’inverser le cours des événements sinon, du moins je le croyais, c’est lui qui, à ce moment ou à un autre, m’aurait poussée.

C’était un matin, un début de printemps, il était encore tôt, je m’étais penchée au-dessus du canal, cet homme est venu se placer juste derrière moi et ensemble nous avons écouté le bruit de l’eau. Ses bras m’ont serrée inconsidérément aux épaules. Crainte sans doute injustifiée, j’ai évité de me débattre, je n’ai pas bougé, jusqu’au moment où s’est déclaré ce mouvement de panique, j’ai projeté ma tête vers l’arrière. Je ne savais plus si les bras posés sur moi me retenaient ou s’ils cherchaient à me pousser. Ce doute, je l’ai chassé mais en retour une force en moi s’est réveillée, je me suis jetée sur lui avec une violence que je ne me connaissais pas. Dans la turbulence, un grognement est passé entre nous comme un coup de vent. Le paysage s’est inversé.

Au canal est un texte de vertige, de folie qui tient du rêve et du délire. Un texte qui joue du basculement, du déséquilibre et emporte avec lui ce qui fait le monde coutumier pour le désétablir ou le restituer à son vertige le plus profond, sa précarité la plus inquiète. Car toujours quelque chose appelle dans les angles morts, dans l’indéfini des marges. Tout le long, d’un tableau à l’autre, le canal s’impose comme le personnage central, inhumain ou informe s’insinuant dans les êtres. Territoire familier et angoissant, redouté et insistant comme ces puits que l’on porte au-dedans, ces appels du chaos, il n’est pas sans évoquer la Zone de Stalker, filmée par Tarkovski dans son vertige géographique, dans la tension dramatique qui en dessine l’espace. Il devient une obsession, le lieu de ce qui réclame et qui n’est jamais dit.

Les images de Frédéric Khodja n’illustrent pas le texte de Marie-Laure Hurault en se donnant à lire. Elles ne racontent pas. Elles n’anticipent pas une description que l’on va lire et elles ne sont pas la confirmation imagée à posteriori des situations que le texte nous invite à nous figurer. Enigmatiques pour celui qui en attendait autre chose, elles s’invitent davantage comme sensations, comme éléments de trouble, rejouant sous leur mode propre le déséquilibre par lequel la fiction se met en marche, comme autant de trouées, autant de figures. Images narratives et images visuelles, dans une proximité d’esprit dévoilent leur abîme, leur vertige, les capacités qui sont les leurs de se tordre, s’inverser, se creuser pour concourir à l’expression d’une vérité convulsive.

L’oubli m’a frappée. Avec une force aussi brutale que celle que je venais de donner. À demi somnolente, j’ai réussi à me traîner un peu plus loin sur un carré d’herbe fraîche. Allongée, ventre à terre sur l’herbe légèrement humide, sans comprendre exactement ce qui m’arrivait, j’ai senti à quel point les forces me manquaient, mes bras ont entouré ma tête, mes yeux sont restés tournés en direction du canal. C’est là que tout a commencé. Par bonheur, j’avais eu la présence d’esprit de détacher mon foulard noué trop serré autour de mon cou et, tandis que mes yeux reposaient sur l’eau, des échauffements sur mon visage juste à l’endroit de la brûlure sur ma joue m’ont ranimée, je suis revenue à moi secouée par de petits rires mécaniques. J’ai rampé jusqu’à l’eau et je me suis penchée au-dessus du canal.

J.L