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Koltès, Maillan & Le Retour au désert [I]

Colloque à Rennes • Molière et les acteurs comiques

jeudi 17 novembre 2022


Du jeudi 17 novembre au samedi 19 novembre 2022, le laboratoire Arts, Pratiques et Poétiques organise, le colloque « Molière et les acteurs comiques : art et techniques de la création scénique » à l’université Rennes 2. « A l’occasion du 400e anniversaire de la naissance de Molière, auteur et comédien qui écrivait sur mesure pour ses collègues acteurs, l’objectif de ce colloque est de renouveler l’appréhension du phénomène du jeu comique tel qu’il s’incarne dans la figure singulière de ses interprètes. »

À l’invitation de Laura Naudeix, je propose une intervention sur le rôle de Jacqueline Maillan dans l’écriture de Bernard-Marie Koltès au moment de la rédaction du Retour au désert.


Bernard-Marie Koltès & Jacqueline Maillan
ou la recherche d’un comique direct


« Moi, j’écris des pièces qui ne sont ni profondes ni tragiques. Elles sont futiles, comme tout le théâtre. […]. Pendant un moment, je me suis dit : je suis un imbécile, je ne sais pas écrire du théâtre comique. Jusqu’au jour où une actrice, vous appelle pour vous dire qu’elle s’est fendu la gueule, tout le temps, en lisant votre pièce, et là, vous vous dites : et merde ! J’ai passé l’examen, j’ai passé ma licence. »

Bernard-Marie Koltès est en novembre 1988 l’auteur dramatique consacré par la critique comme un classique contemporain ; il vient d’avoir 40 ans, ses pièces ont été monumentalisés par Patrice Chéreau au théâtre Nanterre-Amandiers comme autant de tragédies du présent : successivement Combat de nègre et de chiens (1983) ; Quai Ouest (1985) ; Dans la solitude des champs de coton (1986) paraissaient raconter la violence d’un temps, les noirceurs post-coloniales, les rages vengeresses d’un nouveau tragique, faites d’énigme obscures, de puissances latentes et ravageuses, portée par un verbe au lyrisme opaque et contenu, labyrinthique, fouillant les âmes et les corps pour desceller les profonds ressorts, autant que les livrer à leur méditation sur l’Histoire d’un occident désœuvré.

Malentendu. Koltès aurait donc été selon lui, malgré lui, victime d’un contre-sens, et c’est contre lui qu’il aurait voulu écrire un contre-théâtre, celui qui voudrait s’ériger contre sa propre réception.

J’ai toujours eu envie d’écrire des comédies. Je crois que mes pièces sont beaucoup plus drôle que la façon dont elles ont été montées. Patrice Chéreau est quand même profondément pessimiste et je crois que, si on tombe sur un metteur en scène drôle, on pourrait beaucoup plus rire. En Allemagne, aussi, d’ailleurs, elles sont montés d’une manière sinistre. Je ne suis pas le premier à qui ce genre d’aventure arrive. Tchekhov s’est battu toute sa vie en disant que ses pièces étaient des comédies et on les a monté comme des tragédies, et on continue à les monter de cette façon.

Bien sûr, ce malentendu est en partie une fable : et il est difficile de suivre l’auteur dans ses propres revendications s’agissant de pièces dont le rire, s’il est présent, paraît comme une relance tragique qui ne fait pas le poids face à ce qui dresse avant tout le spectaculaire d’une théâtralité inquiète, retorse, grave – loi de la gravité qui est un principe structurant de ces textes.

Mais voilà : Koltès s’est trouvé désormais assigné à cette loi, comme à résidence, et à résidence surveillée, et il s’y sent à l’étroit. Il tente une première évasion en traduisant pour Luc Bondy une Dark Comedy de Shakespeare, Le Conte d’hiver : « ce mec m’a appris la liberté », dira Koltès — et cette liberté, on le sait, ne s’éprouve qu’en l’exerçant : la comédie, voilà le terrain de jeu qui s’ouvre librement. Il n’est pas sûr qu’il ait toujours eu envie d’écrire des comédies comme il l’affirme, mais il est certain que son désir d’écrire a toujours porté avant tout sur le théâtre, et Koltès avait sans doute découvert que celui-ci semblait pleinement théâtral lorsqu’il s’affirmait dans toute sa puissance ludique.

Je suis toujours fâché avec le théâtre, et j’y reviens toujours. Entre ma première pièce, La Nuit juste avant les forêts, et Quai Ouest, j’ai approfondi ma technique. Je vais vers plus de simplicité, je cherche l’immédiat. Un comique direct.

Comique, peut-être faudrait-il l’entendre dans un sens presque radical s’agissant du théâtre : comique, soit l’autre mot qui désignerait l’efficacité théâtrale, pleine et entière. De fait, dans son propos il y aurait comme un enchaînement logique relevant d’une conception singulière de la poétique théâtrale : simplicité, donc immédiateté, donc comique. Cette transitivité de la composition dramatique sera désormais sa quête, à partir de Quai Ouest, une quête d’efficacité, qui va de paire aussi avec une recherche constante de plaisir — mot qui ne cessera pas de revenir, plaisir dans la composition pour venger les labeurs qu’il avait enduré lors de l’écriture des pièces précédentes, et plaisir du spectateur à qui l’on doit, dans ce deal théâtral, quelque chose d’une joie.

Et de fait, cette recherche a toujours été à l’œuvre d’une pièce à l’œuvre, toujours Koltès accentue sa poétique vers toujours plus de radicalité, d’une efficacité qui se débarrasse peu à peu des apparats romanesques, des affèteries de langages, de tout ce qui ne relève pas purement et simplement d’un acte théâtral – ce que Dans la solitude des champs de coton exprime ainsi, par exemple, en réduisant le théâtre à un seul dialogue.

Encore un effort pour être auteur comique. Et nul hasard si Koltès puise dans le jeu d’un acteur (d’une actrice) la force de faire ce pas supplémentaire, ce dernier saut.

Automne 1985. La scène est au théâtre Antoine. Jacqueline Maillan triomphe dans Lily & Lily, vaudeville écrit par Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, que Pierre Mondy met en scène. Maillan joue un rôle à sa démesure : soit deux rôles, les jumelles Lily que tout oppose, une chanteuse joyeusement alcoolique et une épouse de pasteur à l’austérité implacable. Duo intérieur. Elle triomphe.

Dans la salle, un spectateur n’en rate rien. Koltès, qui avoue ne jamais aller au spectacle – sauf dans les cinémas louches de Barbès –, et qui n’a pas de mot assez dur pour le théâtre dit contemporain, est là. « Quitte à aller au théâtre, je préfère aller voir du boulevard . »

C’est un « coup de foudre » semblable pour lui au choc que fut Maria Casarès vu au théâtre de la Comédie de l’Est, à Strasbourg en janvier 1968, et qui le décida de se mettre « au service du théâtre », et de consacrer sa vie à l’écriture, lui qui n’avait alors jamais écrit. C’est dans un tout autre registre que Casarès, mais pour une même portée : Jacqueline Maillan, une présence sur scène dans sa relation avec le public telle qu’elle domine les codes du théâtre, rayonnant dans cette distance qui permet la reconnaissance, désignant les ficelles pour mieux travailler de l’intérieur la machine théâtrale qu’elle incarne, la défaisant à mesure qu’elle se fait, jouant et déjouant son rôle et sa présence. Elle est aussi évidemment l’anti-Casarès : le masque comique contre le masque tragique. Jacqueline Maillan représente l’actrice de boulevard par excellence, sur scène ou sur les écrans dans les films de Jean Girault où elle partage l’affiche avec Louis de Funès. Les années 60 avaient marqué le début de son règne sans partage qui irradie au cours des décennies suivantes.

Koltès voit à travers elle le plaisir théâtral incarné dans toute son exubérance – dans toute son efficacité aussi : plaisir et efficacité qui désormais le guident en tout.

Le projet d’une pièce pour elle n’est alors peut-être qu’un désir, qui se cristallise peu à peu. Il s’impose suffisamment pour que, en août 1986 au moment des reprises, Koltès entraîne Patrice Chéreau voir le spectacle avec lui.

C’est une envie profonde surtout qui se dessine : celle de travailler le théâtre contre lui-même : « que [Maillan] dise autre chose que ce qu’on lui fait dire, mais avec ses moyens à elle ; c’est une femme qui a une technique de théâtre grandiose. »

« Avec ses moyens à elle » : il ne s’agira donc pas d’un contre-emploi, mais bien d’ajuster l’écriture à la technique comique – seulement, elle ne dira pas ce qu’on lui fait dire. C’est dans ce jeu, cette intervalle, cette tension qui sera tout l’objet, et même la matière, le sujet du texte à venir.

A-t-il une idée plus précise de sa pièce ? Rien ne l’indique. Koltès écrira la pièce depuis Maillan, et tout la composition à venir ne sera qu’un jeu avec ce désir tout à la fois de jouer le jeu qu’elle porte, et de créer du jeu avec ce qu’elle endosse.

Une pièce pour une actrice, enfin : ce qu’il avait voulu déjà, mais n’avais pas su faire pour et avec Maria Casarès – et il regrettera amèrement l’occasion manquée de Quai Ouest, où elle n’avait qu’un rôle parmi les autres –, Koltès décide d’emblée de le faire.

C’est que, s’il vient chercher dans le boulevard un plaisir de spectateur, il y trouve surtout un intérêt d’auteur. Car les pièces y sont des modèles de composition qui savent de l’intérieur jouer avec les codes. Les vaudevilles l’enchantent pour cette raison, et, bien mieux que les écritures dramatiques de ces années qui l’ennuient, sont pour lui une école sûre où continuer de se former. « Les histoires de cocus, c’est pas vraiment mon affaire, mais qu’est-ce que c’est bien fait, ces pièces-là ! » Pièces bien faites contre pièces défaites, Koltès a su reconnaître, depuis la formation avec son mentor le metteur en scène Hubert Gignoux et grâce à lui qui l’encourageait à voir du côté de Sardou, de Scribe, toute la valeur de ce théâtre : et qu’avant de défaire la pièce pour la réinventer – se défaire des codes tous faits – il fallait apprendre à voir de quoi la pièce était bien faite. Koltès confiera dans quelques entretiens son désir, resté inassouvi, de traduire des pièces de boulevard américaines ou anglaises pour le plaisir, plaisir qui tient aussi et surtout d’une saisie au plus près de la mécanique – affaire de technique pure . « Pourtant, je ne vais pas me mettre à écrire des pièces qui se passent dans les salons, avec des potiches et des canapés . » C’est qu’il ne s’agit pas d’écrire comme du boulevard, plutôt de manipuler ce théâtre, pour manipuler son théâtre…

Par exemple, les entrées et les sorties de théâtre, qui sont l’obsession de Patrice Chéreau – trouver une raison essentielle d’entrer, et chercher une raison nécessaire de sortir. Le boulevard ne cesse de jouer avec ces motifs. À la fin d’un monologue ainsi, un personnage de la pièce de Koltès « disparaît » – un autre vient alors en scène (sans qu’il soit annoncé) qui le cherche et dit : « Par où est-il entré, nom de Dieu ? » Pourtant, ces entrées et ses sorties avaient largement occupé et torturé les années de composition de Quai Ouest.

Là, c’est une occasion de prendre le contre-pied de ses pièces précédentes : s’engager dans une voie en apparence plus légère, mais en apparence seulement : et on verra que ce sera aussi l’outil souterrain d’une plus grande gravité… Ou plutôt une façon de rendre stériles les jugements sur le sérieux de ses pièces. Jacqueline Maillan, et avec elle le vaudeville sont des armes par destination, qui permettent de renouveler une poétique, ou comment les jeux de surface et de profondeur peuvent s’allier pour évacuer les fausses oppositions entre comédie et tragédie : le projet ne sera pas d’écrire un vaudeville, mais de lui emprunter sa forme pour dire toute autre chose… Vaudeville formel en surface et drame dans les lames de fond. Altérer le théâtre subventionné, sérieux et austère auquel on le renvoie et l’assigne : mais altérer également le jeu de Jacqueline Maillan contre elle : le rire et les larmes, comme trajectoires croisées.

Puis, même s’il destine la pièce à Chéreau, Koltès désormais veut jouer jouer le malentendu pour être mieux écouté. Après l’échec public de Quai Ouest, et même pendant ses représentations, Koltès rêve à voix haute de salles pleines, d’un spectacle conçu pour un large public, d’une relation immédiate entre salle et scène. Maillan comme objet transitionnel de renouement avec le plaisir d’écrire et d’être joué – de renouement avec le théâtre.

À la racine de l’écriture, avant toute formulation d’intrigue, c’est donc la distribution qui oriente le projet. Koltès impose donc Maillan à Chéreau (et contre lui : cela n’ira pas sans conflit sur le plateau, pendant les répétitions, avant que Maillan prenne définitivement le pouvoir, évidemment, sitôt les premières représentations : la comédie est affaire d’acteur en dernier ressort) Mais Chéreau, dans le deal (qui est dealer, qui est client ?) impose en retour Michel Piccoli, et dans la constitution de ce couple se joue ce qui va suivre.

Maillan, Picoli. Des retrouvailles qui pourraient être la trame d’un vaudeville : et c’est avant tout ce que va représenter le spectacle – ce que le vaudeville permet – : la rencontre moins de personnages que de deux acteurs. Ils sont issus de la même génération, ont été formés tous deux au cours Simon dans l’immédiat après-guerre, mais ont connu des trajectoires presque opposées et n’ont jamais joué ensemble. Maillan s’est liée à Pierre Mondy, et se fera rapidement connaître dans des pièces de boulevard où elle a imposé un style comique à distance, neutralisant le jeu pour mieux créer l’écart d’un rire au second degré. C’est ce jeu, équilibre entre retenue et exposition, réduction et efficacité, sobriété et puissance comique, qui est sa marque : « capable de tout jouer avec une sorte de distance complice », elle multiplie les rôles au cinéma et au théâtre. Cette distance lui donne la liberté de raconter par-dessus le texte sa relation avec le public des théâtres de la bourgeoisie qui aime se voir en miroir d’elle. En cela est-elle capable de tout jouer : de jouer sur tout et de faire jouer sur un texte même anodin ce regard à distance du texte qui le rehausse. De fait, elle joue surtout dans des vaudevilles à la mode, ceux de Barillet/Grédy (avant Lily & Lily, il y avait eu Le Chinois, 1958 ; Folle Amanda, 1971 ; Potiche, 1980…), ou de Marcel Mithois (elle triomphe notamment dans Croque-Monsieur en 1964, 1967, 1971 et 1974) : pièces écrites pour le jeu, c’est-à-dire elle seule, comme c’est elle seule que le public vient voir, non la pièce qui n’est qu’un prétexte.

Michel Piccoli fait lui surtout carrière au cinéma, dans un tout autre registre : révélé en 1963 aux côtés de Brigitte Bardot dans Le Mépris de Jean-Luc Godard (film que Koltès portait au plus haut), il accompagne ainsi la Nouvelle Vague, tourne avec les plus grands réalisateurs . On le voit aussi au théâtre : il travaille tôt avec Claude Régy (Penthésilée, de Kleist, 1954 ; Gaspar Vincent, de Dominique Vincent, 1955), Jean Vilar (Phèdre, de Racine, 1957), Jean-Louis Barrault (La Nuit a sa clarté, de Christopher Fry, 1962), Peter Brook (La Cerisaie, de Tchekhov, 1981 et 1983)… Acteur de l’intensité dramatique et d’une ferveur violente, dont la colère, éruptive et terrible semble pouvoir percer à chaque instant sous l’apparente bonhommie, c’est aussi le comédien dont l’élégance naturelle témoigne d’une intelligence sensible, d’une culture littéraire qu’il sait mettre en retrait quand il faut jouer notable de province ou chef de famille dépassé. Homme d’engagement qui refuse l’encartement, il est proche de la gauche communiste et fait entendre sa voix. Couvert de prix , il semble l’acteur français majuscule tel que le cinéma international aime se le représenter…

Rien de commun en apparence donc, entre Piccoli et Maillan, excepté cette immédiate évidence du jeu, comme son incarnation – mais sur deux pôles différents. Se détermine ainsi à travers ce couple, en amont de l’écriture, la portée double de la pièce ; double polarité – schématique – comique et dramatique. Le jeu sur les codes théâtraux s’exposerait donc d’emblée par le statut d’acteurs qui endossent en avant du jeu toute une tradition théâtrale, manière d’interprétation qui s’exécutera comme une lutte entre deux puissances du jeu, aux combats de figures qu’ils portent en eux.

Le projet tourne donc autour du couple Maillan /Piccoli, et du couple Chérau /Koltès. C’est une promesse qui attise les convoitises et la folie des grandeurs… Avignon, la Cour d’honneur, des Zéniths, tout est envisagé… Koltès prend peur et reculera. La création est prévue l’été 1988 … Les présences de Maillan et Piccoli sont un point de départ qui contient des ressources dramatiques de jeux d’affrontements qui vont fournir de matrice à l’intrigue. « Puis l’histoire est venue … »
Quelle histoire ? La Grande.

Car, dans le jeu de provocation avec les codes, Koltès va utiliser la forme comique pour lui faire endosser le tragique du roman national. Le vaudeville, cette mécanique de précision qui raconte les histoires minuscules d’amants cachés sera l’outil parfait pour déplier l’Histoire du pays. « Se servir de ça pour raconter la France pendant la guerre d’Algérie, quel plaisir. Ça me réconcilie avec le théâtre . »

La guerre d’Algérie est ce trauma qui semble amasser en lui toutes les violences et les déchirures de la France, violences qui sont encore celles des années 1980 et de toute cette période qui n’a pas fait le deuil de sa grandeur révolue ni le procès de ses crimes, ou le courage d’en assumer les conséquences. C’est l’Histoire dans sa part honteuse et maudite – qui permet à Koltès de lire la France et de dire combien il en porte la détestation politique. Mais cette Histoire est aussi la sienne, celle de son enfance : cette pièce des 40 ans sera aussi une occasion de revenir sur ces années 60 passées à Metz, dans la province française, ce désert.

Quand il en achève l’écriture, en juillet 1987, l’avis de Chéreau qui importait jusqu’alors l’indiffère. « Si elle ne plaît pas à mon metteur en scène, tant pis (ou dommage, comme dirait fort élégamment Bankolé .) ». C’est la lecture de Maillan qui compte (« elle doit me téléphoner vendredi ; c’est là que se situe mon vrai trac, mais je tenais à prendre ce risque »).

Le Retour au désert est celui d’un retour : Koltès revient sur son enfance, le théâtre fait revenir le passé de la guerre algérienne, et Mathilde Serpentoise (jouée par Maillan) revient à Metz après quelque années en Algérie, avec ses deux enfants : Fatima et Édouard – et compte reprendre possession de la maison familiale qu’occupe son frère, Adrien, industriel. Venue non pas fuir la guerre, mais « l’apporter ici, dans cette bonne ville, où [elle a] quelque comptes à régler ». Plaisir du code et de la référence : si le retour inopiné de la maîtresse de maison est un poncif du vaudeville, son nom fait inévitablement jouer l’écho de la chanson de Jacques Brel, de 1966. En somme, c’est le code comique qui nomme la pièce – si Mathilde s’appelle Mathilde, c’est parce qu’elle « est revenue ». Le titre peut aussi faire référence au film de Jean Girault, Appelez-moi Mathilde (1969), dans lequel Jacqueline Maillan jouait déjà une Mathilde : appelez-la Mathilde – puisque c’est le vaudeville qui se charge d’annoncer le rôle. L’intrigue elle-même pourrait être une réponse décalée à la fable de Lily & Lily, où l’une des jumelles y tient le rôle de deux personnages : l’une des Lily, star alcoolique de cinéma qui mène une vie dissolue dans le Hollywood de l’âge d’or, subissait le retour de l’autre, revenue de sa campagne mormone pour la remettre dans son droit chemin. D’un retour à l’autre, le jeu sur les codes irrigue la pièce.

« Le Retour au désert est la première pièce dans laquelle j’ai voulu que le comique prédomine. Une comédie sur un sujet qui n’est peut-être pas tout à fait – ou seulement – un sujet de comédie : mais on n’est pas obligé de se soumettre aux règles du genre . »

Ne pas se soumettre aux règles du genre : ce sera justement le sujet de la pièce, son intrigue, et son fonctionnement étrangement comique, ou comique par surface — fonctionnement qui se dresse d’abord dans le refus d’une soumission : Koltès fait de la comédie le théâtre où se joue son propre geste d’écriture. Et comme Mathilde fait intrusion dans le cadre tranquille d’un ordre établi, qu’elle voudrait démolir avec joie et fracas – « porter la guerre ici », Koltès chercherait à subvertir le code théâtral, mais de l’intérieur . Et nulle part ailleurs que dans le boulevard ce code n’exprime mieux le théâtre et sa mécanique. Miroir de la construction dans le récit qui le bâtit, la pièce n’est pas seulement un jeu sur le code, mais ce jeu du code effacé derrière son architecture, et la structure d’un récit qui met à nu ce qu’il est censé élaborer, depuis la cellule minimale d’un couple d’acteurs frères que rien ne peut conjoindre et qui sont placés l’un en travers de l’autre pour les raisons aussi arbitraires et essentielles qu’une décision de dramaturge, ou de liens de sang : cette guerre joyeusement violente n’est que le masque décent de la guerre civile.

Chiasme et renversement : à Michel Piccoli, l’acteur tragique, revient le rôle de gardien des murs (les murs d’Adrien) les murs d’enceinte du boulevard, des normes et de la tranquillité ronronnante des règles du genre ; à Jacqueline Maillan, icône de ce boulevard, de pénétrer dans cet espace normé pour le faire imploser. « Puis l’histoire est venue, celle d’une « maudite » à l’intérieur d’une famille, qui fait des bébés on ne sait comment, qui fait fugue sur fugue. Elle revient d’une fugue en Algérie, avec ses enfants, pour revendiquer son héritage auprès de son frère qui gère les biens familiaux . »

La pièce déroule ensuite une série de péripéties assez indépendantes d’abord (les disputes entre le frère et la sœur ; les relations entre les enfants, demi-frères, qui au contraire (autre contrepoint) s’entendent à merveille pour faire le mur (et tout l’enjeu de ce théâtre est bien de s’émanciper des lois et des règles) ; les tractations de pieds nickelés des notables membres de l’O.A.S ; les revenances du passé sous la forme du fantôme de la première femme d’Adrien, Marie…), avant de se rejoindre finalement, dans le double drame d’un quiproquo tragique, où le vaudeville devient atroce, quand le frère et la sœur subissent les outrages d’un mauvais destin qui touche leurs enfants. À la suite d’une maladresse, la bombe posée par les notables saute dans le café Saïfi, rue du Caire, café où se trouvait le fils d’Adrien, qui échappe miraculeusement à la mort (seul le domestique, Aziz, est accidentellement tué : hasard ou ironie tragique, c’est l’arabe qui meurt : fatalité quasi métaphysique) – quant à Mathilde, elle voit sa fille violée par un parachutiste noir venu avec les troupes du Gouverneur pour protéger la ville : parachutiste noir, joué par Isaak de Bankolé, qui lâchera un monologue disant la nostalgie de l’empire colonial : un acteur noir citera mot à mot, sans le dire, un discours colonialiste et raciste du général de Gaulle. Provocation ultime : les deux enfants, nés noirs et le cheveu crépu, se nommeront Rémulus et Romus fondateur de la civilisation latine. Mais ni Adrien ni Mathilde ne semblent affectés par ces malheurs, trop occupés à se faire la guerre, avant de faire leurs valises pour partir ensemble – la prolonger ?…

La fin de la pièce est une plaisanterie – c’est la loi du genre… –, mais elle met l’accent aussi sur ce qui la conduit : recommencer, tout recommencer enfin, encore, de nouveau, car on n’en finit jamais avec le boulevard…

— Adrien. — Ne commence pas, Mathilde, ne commence pas.
— Mathilde. — Tu appelles ça commencer, Adrien ?

Fin de la pièce.

Dire ce que raconte la pièce n’a ici guère de sens, tant la fiction dramatique est débordé par le fonctionnement théâtral comique, où ce que l’on voit tient non pas au déroulement de la fable – une opposition entre une sœur revenue et un frère hostile à ce retour – mais à l’opposition entre l’actrice Maillan et l’acteur Piccoli : « une bagarre de rue », dira Koltès (pour qui l’art martial est toujours la matrice de ses fables), mais une bagarre de rue sur scène, c’est-à-dire un spectacle codé. Et le code sera exhibé en tant que code : dès lors, plutôt qu’une pièce de boulevard, Koltès semble écrire un vaudeville au carré, et une pièce sur le boulevard : Maillan jouerait donc ici au boulevard plutôt que du boulevard.

Le spectacle, loin d’être une critique (facile) de la bourgeoisie et des formes qu’elle se donne, fait usage du code d’ « Au théâtre ce soir », dans toute son efficacité, tient sur une économie comique du drame, où le critère est le public et ses réactions ; le tempo tient à l’immédiateté du rythme ; et le moteur, la relation des acteurs avec la salle : en cela Jacqueline Maillan est l’aiguillon essentiel . La présence de comédien vedette est d’ailleurs une des règles du code boulevardier : c’est lui (ou elle) qu’on vient voir. Savante dans l’art du boulevard, elle est de précieux conseils. L’entrée en scène est un moment stratégique dans le code – parce qu’il sert à ménager le type de relation et d’interaction entre la salle et la scène, et c’est véritablement, le lieu où le boulevard a lieu ; Koltès voudrait évidemment le soigner. Or cette entrée sera comme le symbole de ces feux croisés que l’auteur voudrait porter sur le théâtre populaire sans compromis : elle donnera le ton de la pièce. C’est là le paradoxe : s’il veut saisir Maillan comme actrice de boulevard, c’est aussi justement en décalé qu’il voudrait la faire jouer et qu’on l’entende : il décide de lui donner ses premières répliques en arabe.

Koltès lui écrit deux répliques. Maillan n’est pas d’accord : « Deux répliques, ce n’est pas assez. À la première, ils ne comprendront pas, à la deuxième ils comprendront que je parle arabe, et à la troisième ils rieront … » Koltès pensait au théâtre, Maillan, au public. « Et ça, c’est magnifique. », dira-t-il. « Elle m’a appris beaucoup . »

Et puis, il y a la ruse de Koltès, une ruse politique aussi. Voici ce qu’écrit la journaliste Colette Godard qui a assisté au spectacle.

« Jacqueline Maillan entre en scène, vêtue d’une veste courte en fourrure sur des vêtements d’été. Elle est accompagnée d’un jeune homme et d’une jeune fille, ses enfants. À leurs pieds, des valises. Elle s’adresse en arabe à un domestique, la salle rit. Parce que Jacqueline Maillan fait rire, surtout quand elle parle arabe. Même si ce qu’elle dit n’est pas drôle. On n’en sait rien. »

Qui est ce On, qui rit pour la seule raison qu’une langue étrangère, quelle cocasserie, et arabe qui plus est, comme c’est drôle, est parlée sur les planches d’un théâtre français, par l’actrice qui représente le théâtre populaire français ? Qui rit, mais le public français, parisien même, et un certain public, celui du Théâtre du Rond Point en bas des Champs Elysées, qui évidemment ne comprend pas l’arabe – ne comprend pas ce qui se parle dans cette langue, ceux qui parlent cette langue. Incompréhension qui est un moteur comique, et une désastre politique : « Je vous ai compris » est une antiphrase de mauvais acteur. Et qu’est-ce qui se dit :

— AZIZ. – Cela s’annonce comme une sale journée.
— MATHILDE. – Et pourquoi ce serait une sale journée ?
— AZIZ. – Parce que, si la sœur est aussi conne que le frère cela promet.
— MATHILDE. – La sœur n’est pas aussi conne que le frère.
— AZIZ. – Et comment tu le sais, toi ?

Déjà tout le programme de la pièce, déjà le savoir de Mathilde / Maillan érigé en pouvoir, déjà la prise de pouvoir de l’actrice sur la langue et déjà la bascule.

De toutes ses pièces, c’est celle sur laquelle Koltès reviendra le plus – celle sur laquelle il y aura le plus d’entretiens, et donc le plus d’explications de la part de l’auteur. À chaque fois, il s’agit pour lui de revenir sur le genre de la pièce et sur le malentendu qui pourrait naître, à trop vite considérer cette pièce comme une comédie de boulevard. Il pressent bien la transgression faite à son œuvre commençante, subversion des codes du théâtre en même temps – et c’est toujours subtilement que Koltès avance et recule sur le terrain de la présentation formelle de sa pièce. « Ma pièce est une comédie, mais son sujet n’est pas un sujet de boulevard. Vous savez que les pièces de boulevard parlent toujours d’épouses trahies ou de maris trompés. Ce n’est pas le cas ici . »

Après l’échec de Quai Ouest, le spectacle est un succès colossale.

Koltès cherchait un point médian entre le réalisme concret de la situation et l’efficacité immédiate du spectacle. Ce point, Koltès le retrouve dans des équilibres instables, entre histoire personnelle (retour au territoire déserté jusqu’alors de la famille) et récit national (à la croisée d’une histoire officielle et d’une autre, cachée) ; équilibre entre comédie et drame, ou comment l’une peut être le souvenir hanté de l’autre. Cette médiane se précise dans ces entretiens. Si Koltès avait intuitivement compris qu’elle se situait dans le comique direct, c’est le vaudeville qui lui donne la clé d’entrée d’une nouvelle forme dramatique, parce qu’il permet les outrances et les justifie, ouvre à une légèreté qui peut tendre vers l’atroce, et inversement.

Koltès voulait sans doute se prémunir des jugements de la critique contre ses pièces qu’ils jugeaient noires, mais plus encore : malade et se sachant condamné, l’auteur désirait sans doute élaborait pour lui un contrepoison capable de lutter contre une certaine pulsion de mort : le rire comme politesse du désespoir.

« Il ne supportait pas que l’on qualifie ses pièces de sombres ou désespérées, ou sordides, dira Chéreau. Il haïssait ceux qui pouvaient le penser. Il avait raison, même si parfois c’était plus facile, dans l’instant, de les monter ainsi. Elles ne sont ni sombres ni sordides, elles ne connaissent pas le désespoir ordinaire, mais autre chose de plus dur, de plus calmement cruel pour nous, pour moi. Tchekhov aussi, après tout, était fâché qu’on ne voie que des tragédies dans ses pièces. “J’ai écrit une comédie”, disait-il de La Cerisaie, et il avait raison, lui aussi . »

Il aura fallu la rencontre avec Jacqueline Maillan, et l’exploration comique pour se libérer d’une écriture contrainte et retrouver le plaisir de cette liberté en inventant une autre dramaturgie : elle ne sera ni celle du verbe lâché sur la page sans structure (comme pour les pièces de jeunesse), ni celle de Gignoux et de la théorie linéaire et classique (comme au début des années 1980), ni celle de Shakespeare et son affrontement direct avec la convention (qu’il vient de traduire juste avant le Retour au désert) : mais quelque chose qui tiendrait d’une synthèse… Koltès l’aura trouvé, pour écrire cette tragédie de boulevard qu’est Le Retour au désert, dans ce point d’intersection de son enfance et du jeu d’une actrice.


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