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Théâtre pauvre et confrontation du mythe
Une lecture de Jerzy Grotowski
lundi 7 juin 2010
Texte écrit dans le cadre du colloque "Mythe(s) : construction, traduction, interprétation" organisé par Lucie Lagardère et Mathias Kusnierz à l’Université Paris-VII, 28-29 mai 2010
Cette lecture de Jerzy Grotowski sera autant la mienne que celle que le metteur en scène polonais a pu produire sur le mythe et le théâtre : lecture par Jerzy Grotowski, donc, du mythe et de la scène — lecture en forme de confrontation du mythe au sens presque judiciaire de ce terme : mythe qu’on fait venir au tribunal du plateau pour confronter les vieilles paroles, pour s’y confronter et non plus les représenter.
Il m’importe moins d’exposer la pensée de Grotowski que d’essayer de voir en quoi elle peut être utile, dans l’exemple qu’elle offre, pour affronter le mythe ; et si l’on ne parvient pas tout à fait à en finir avec lui, du moins me semble-t-il important d’en finir avec son jugement (nécessairement divin et transcendant) : affronter le mythe pour le traverser.
Usages du mythe
Si le mythe est bien un horizon (de sens ou de forme, peu importe…), il est surtout essentiel à mon sens d’en déterminer l’usage : c’est cet usage qui peut être dangereux, dans un monde actuel où l’être-ensemble n’est plus soudé par la religion et où le politique a la tentation (et au XXe, il y a largement cédé) de remplacer le religieux, de se substituer au religieux : de faire du mythe un levier pour asseoir et légitimer un pouvoir — c’est pourquoi, en temps moderne, c’est cet usage que Grotowski confronte, affronte : et c’est en cela qu’il peut être un exemple, une prise possible pour envisager le mythe, le dévisager, l’insulter.
Grotowski est cet effort de manipuler le mythe et le défigurer pour en retour faire violence à sa réception (car son travail n’a de sens qu’en regard du spectateur qui le reçoit) et attaquer ce qui en nous, demeure figé dans le mythe et sa représentation répétitive, figée, morte.
L’exemple de Grotowski offre un appel, entendu ou non, à ce qu’il nomme en terme mystique une translumination — et qui n’est rien d’autre qu’une naissance : de soi à soi-même, en-dehors de toute religiosité, mais abordant de front le problème d’un sacré laïque, d’un sacré immanent : celui du corps, de la manière qu’il a d’habiter l’esprit et d’inventer le monde. Au cœur de ce combat dont la scène est le champ de bataille le plus cruel, le mythe doit être affronté, et exprimé, au vieux sens du mot et comme un fruit : expulser, qu’il n’en reste que la force d’incarnation qui rend le corps à sa contemporanéité : non plus chercher à revenir en arrière dans le temps, mais travailler le présent de son corps et de son esprit.
Du Théâtre des 13 rangs au Théâtre-Laboratoire
Né en 1933 à Rzeszow, en Pologne, Jerzy Grotowski entre dans les années 1950 à l’école de théâtre de l’Etat, puis voyage en Russie (où il rencontre les disciples de Stanislavski) et en Asie centrale pour se former aux nombreuses techniques du comédien : il apprend les exercices de rythme de Dullin, prend connaissance des recherches de Delsarte sur les réactions extraverties et introverties, de Artaud sur le théâtre de la cruauté, approfondit sa maîtrise des travaux de Stanislavski sur « les actions physiques », l’entraînement biomécanique de Meyerhold, les synthèses de Vakhtangov, les techniques d’entraînement du théâtre oriental (celles de l’Opéra de Pékin, du Kathakali hindou, du théâtre Nô japonais).
Devenu savant dans l’art de la formation de l’acteur, il en retire une grande insatisfaction : la portée de ces techniques lui apparaît relativement stérile parce qu’elles demeurent centrées justement sur une technique, et pas sur un questionnement intérieur qui mettrait en mouvement le mythe et le théâtre dans le monde qu’il habite.
En 1959, il rejoint la troupe du « Théâtre des 13 rangs », dont il devient le metteur en scène. Avec des acteurs rejetés par les grands Conservatoires de Pologne, il va expérimenter un nouvel art dramatique, essentialiste et fondé sur l’acteur. La troupe se nomme rapidement « Théâtre-Laboratoire ». En 1962, la mise en scène de Kordian d’après Slowacki fait connaître ces travaux, mais c’est surtout en 1963, avec Akropolis (d’après Wyspianski), et Doktor Faustus (d’après Goethe), et enfin en 1965, Le Prince Constant (d’après Calderon) que ce théâtre s’impose aux yeux de beaucoup comme le terrain d’expérimentation le plus novateur et le plus riche de promesses de l’époque.
Le Théâtre des Nations de Jean-Louis Barrault parvient à faire venir Grotowski et sa troupe en France malgré la censure et l’opposition du régime communiste polonais, et Le Prince Constant est joué à Paris en 1965 — où il reçoit un immense accueil public et critique. En 1969, une représentation de la même pièce à New York connaît un même enthousiasme.
Pauvreté essentielle du théâtre
Pendant ces années Grotowski publie quelques articles, donne des entretiens, aujourd’hui rassemblés dans l’ouvrage dont le titre est le programme du Théâtre Laboratoire : Vers un théâtre pauvre.
Théâtre pauvre parce que théâtre resserré à l’acteur, condition nécessaire du drame : la plupart des entretiens de Grotowski mettent l’accent sur ce point — le théâtre est pauvre par opposition au théâtre riche, riche de tout ce dont n’a pas besoin le théâtre pour exister : des autres arts (vidéos, cabarets, etc.) ; de musique ; de maquillage ; de costume ; de décor. La seule chose qui fait exister le théâtre, c’est l’acteur (et la relation qu’il tisse avec le public) — et c’est l’acteur qui doit se faire musique, maquillage, décor : le théâtre pauvre est un art total dans la mesure où l’acteur est un corps total traversé par toutes les richesses expressives du sens, au-delà du lisible et du visible.
Je passe sur les moyens d’acquérir cette totalité (voir cependant cette très belle vidéo dans les archives de l’INA), et sur les exercices physiques exigés, sur l’éthique et la métaphysique du corps imposés (sur la lourdeur psychologique de certaines de ces exigences qui peuvent apparaître à la limite d’une emprise sectaire, et qui est en tout cas une dévotion entière à l’art théâtral), et je viens à la place et à la conception du mythe au sein de ces expérimentations.
p. 56 — Au théâtre, le texte a la même fonction que le mythe avait pour le poète des temps anciens. L’auteur de Prométhée a trouvé dans le mythe de Prométhée à la fois un acte de défi et un tremplin, peut-être même la source de sa propre création. Mais son Prométhée, a été le produit de son expérience personnelle. C’est tout ce que l’on peut dire à ce propos : le reste est sans importance. Je répète, on peut jouer un texte dans sa totalité, on peut aussi changer toute sa structure ou en faire une sorte de collage. […] Pour moi, créateur de théâtre, l’important ce ne sont pas les mots, mais ce que nous faisons avec ces mots, ce qui prête vie à des mots inanimés du texte, qui les transforme en « Verbe ». J’irais plus loin : le théâtre est un acte engendré par des réactions et des impulsions humaines, par des contacts entre personnes. C’est à la fois un acte biologique et spirituel.
Énergies d’intégration : l’acteur
Le souci de Grotowski n’est pas de représenter le mythe, d’aller rendre compte d’un récit connu de tous pour le redonner — le théâtre deviendrait alors un simple passeur d’histoire, une source de documentation — au contraire il s’agit de travailler une déchirure, partir d’un texte pour s’en délivrer. L’analogie du texte source qui serait comme le mythe pour le poète ancien permet à Grotowski de définir son théâtre comme un processus d’intégration et de propulsion : intégration par l’acteur des énergies du texte, et propulsion par son corps d’une nouvelle énergie. Il s’agit d’un acte créatif non pas en ce qu’il invente un mythe, qui n’est pas le rôle du théâtre, on le verra, mais parce qu’il donne à voir comment le monde se renouvelle depuis une même matière indépassable et qui est l’horizon mental et archétypal du comportement humain.
Grotowski travaille d’abord à partir d’exercices physiques : le placement de la voix, la respiration, la précision du geste. Il faut renouer avec les énergies fondamentales de l’être : se débarrasser de sa quotidienneté pour s’arracher le masque faux de la vie sociale.
Défigurer les corps
J’utilise ici le vocabulaire de Grotowski — devenir transparent, se brûler aux illusions du réel social, se délester de tout ce qui habitue le corps à sa banalité (la méthode est nommée via negativa : s’efforcer à renoncer, à abandonner ses habitudes et ses réflexes quotidiens…) — force de défi de soi, mais aussi du public, puisque le geste opère aussi une défiguration du spectateur :
Si en se défiant lui-même publiquement, l’acteur défie les autres et par l’excès, la profanation et le sacrilège outrageant, se révèle lui-même en s’arrachant masque de tous les jours, il permet au spectateur d’entreprendre un processus similaire. Il ne vend pas son corps il le sanctifie. Il répète l’expiation, il est proche de la sainteté.
Cet arrachement sacré, ce dépouillement obtenu par le défi, travail mental et physique, s’il concerne l’acteur (et donc le spectateur), très vite, va toucher au noyau dramaturgique même de la scène : et ce travail va ainsi s’effectuer sur le texte. Secondaire dans la libération souhaitée du corps de l’acteur et du spectateur, celui-ci n’en est pas moins important pour l’expérimentation.
C’est le socle sur lequel s’appuie ce théâtre qui va chercher dans les récits archétypaux les énergies nécessaires à la mise en mouvement du corps et de l’esprit. Par le récit mythique, il exerce sur le théâtre la même force centripète que sur l’acteur — partant des forces primitives de l’être il atteint une jonction à l’universelle qui dépasse l’individu et fonde la communauté.
Affronter la reconnaissance
Grotowski va s’appuyer sur des textes de la tradition, je les ai cités : les quatre grands spectacles du Théâtre-Laboratoire se basent ainsi sur des œuvres canoniques de la littérature polonaise et européenne, appartenant à une tradition littéraire qui est, aux yeux de Grotowski, proprement my¬thique. Le muthos théâtral est pré-texte à la représentation — quand la véritable texture de ce théâtre est le corps et le geste de l’acteur — il est surtout lieu de rencontre (un article de Grotowski s’intitule : « le théâtre est une rencontre »).
Le mythe est en effet pour lui l’espace et le temps d’une reconnaissance : on sait ce qu’il va se passer, on revit les moments d’un drame vécu, intellectuellement vécu, mais surtout collective¬ment vécu : le mythe (littéraire, religieux, ou national) est ce récit qu’on par¬tage, qui a fondé pour une part un certain rapport au monde et à l’histoire que nous, spectateurs, avons en commun.
p. 41 — Pour que le spectateur soit stimulé dans son autoanalyse quand il est confronté avec l’acteur, il faut qu’il y ait quelque chose de commun qui existe déjà entre eux, quelque chose qu’ils puissent soit rejeter d’un geste, soit honorer ensemble. Cependant, le théâtre doit attaquer les complexes collectifs de la société, le noyau du sous conscient, ou peut-être du super conscient (aucune importance comment nous le nommons) collectif, les mythes qui ne sont pas une invention de la pensée, mais qui, pour ainsi dire, sont hérités « par le sang, la religion, la culture et le climat »
L’acte créateur du théâtre ne se situe donc pas au niveau de la partition, du récit support : le mythe est hérité, on s’y enveloppe — Grotowski en cite quelques exemples :
p. 41 — Je pense à des choses qui sont si élémentaires et si intimement associées qu’il serait difficile pour nous de les soumettre à une analyse rationnelle. Par exemple :
– les mythes religieux : le mythe du Christ et de Marie
– les mythes biologiques : naissance et mort
– le symbolisme de l’amour, ou au sens large, Eros et Thanatos
– les mythes nationaux qu’il serait difficile de couler dans des formules, mais dont nous sentons la profonde présence dans notre sang quand nous lisons la troisième partie des « Aïeux » de Mickiewicz, « Kordian » de Slowacki ou l’Ave Maria.
adorer et profaner
Dans le vocabulaire du metteur en scène, c’est une sorte de système nerveux qui nous relie et nous met en rapport avec le monde, le passé et le futur. Mais le théâtre ne doit pas passivement le recueillir, ni se recueillir devant lui.
p. 41 — Comment cela marche-t-il dans un spectacle de théâtre ? Je n’ai pas l’intention de vous donner des exemples ici (…). Je voudrais seulement attirer l’attention sur une caractéristiques spéciale de ces représentations théâtrales qui combinent la fascination et la négation excessive, l’acceptation et le rejet, en attaquant ce qui est sacré (les représentations collectives), la profanation et l’adoration
Ainsi, Grotowski ne se contente pas de redonner le mythe, ni même de le dépouiller : il se donne pour objet de le profaner — plus qu’un prétexte, c’est un élément du drame intérieur du corps mystique de l’acteur, appelé à renaître à son corps glorieux, dans le combat qu’il mène avec et contre lui.
De la même façon que le corps va être défiguré par le temps de la représentation, la texture du mythe va elle aussi être reconsidérée, réévaluée, et finalement : attaquée.
p. 21 — Dès que mon savoir pratique est devenu conscient et quand l’expérience a conduit à une « méthode », [cf. première étape : les travaux sur les exercices physiques de l’acteur] j’ai été contraint de jeter un regard nouveau sur l’histoire du théâtre en relation avec d’autres branches de la connaissance, surtout la psychologie et l’anthropologie culturelle. Une révision rationnelle du problème du mythe est devenue nécessaire.
Alors, j’ai vu clairement que le mythe était à la fois une situation primordiale et un modèle complexe, avec une existence indépendante dans la psychologie des groupes sociaux, inspirant la conduite et les tendances d’un groupe.
Situation primordiale, le mythe permet une immédiateté, une sorte ce reconnaissance tacite : on sait de quoi cela parle. Mais modèle complexe, le mythe a développé une sorte d’étrangeté radicale, parce qu’on ne sait pas vraiment à qui cela parle : et quand. Le mythe acquiert une indépendance parce que finalement, il n’est plus contemporain de son énonciation — dont on verra qu’elle était pour Grotowski, essentiellement religieuse.
Alors, quand l’énoncé se trouve actualisé au sein d’une énonciation neuve, non plus religieuse, mais laïque, le mythe perd sa portée totalisant et signifiante — et le sacré opère une transsubstantiation qui le renouvelle. C’est l’usage neuf du matériau mythique qui déplace autour de cet axe toute l’intelligence du drame, sa compréhension comme sa diction. Je poursuis le texte de Grotowski.
p. 21 — Le théâtre, quand il était encore partie intégrante de la religion, était déjà le théâtre : il libérait l’énergie de la congrégation ou de la tribu en incorpo-rant le mythe et en le profanant ou plutôt en le transcendant. Le spectateur régénérait ainsi le savoir de sa vérité personnelle dans la vérité du mythe, et par la crainte et le sens du sacré, il parvenait à la catharsis. Ce n’est pas un hasard que le Moyen Age a donné naissance à l’idée de « parodie sacrée ».
Il y aurait, je crois, beaucoup à redire sur , la justesse historique, prétendument historique, de ces propos sur la relation entre théâtre et religion, la définition de la catharsis, et le passage à la « parodie » des mystères.
l’identification impossible (aujourd’hui)
Mais il me semble qu’il est important de voir comment la conception de cette articulation du théâtre et de la religion (plus ou moins rêvée, et malgré les approximations, les raccourcis) informe grandement la façon dont il a renouvelé de l’intérieur le théâtre et son rôle. Et comment surtout, il voit dans le milieu du XXème s., une bascule épistémologique qui rompt cette articulation et rebat les cartes :
p. 21 — Mais la situation d’aujourd’hui est très différente. Dans la mesure où les groupes sociaux sont moins nombreux et moins définis par le religion, les formes mythiques traditionnelles refluent, disparaissent et sont réincarnées.
Les spectateurs sont de plus en plus individualisés dans leurs relations avec le mythe en tant que vérité corporative ou modèle de groupe, et la croyance est souvent une affaire de conviction intellectuelle. L’identification d’un groupe avec le mythe — l’équation de la vérité personnelle, individuelle, avec la vérité universelle — est virtuellement impossible aujourd’hui.
En somme, le mythe ne fonctionne plus parce que c’est la communauté qui est brisé de l’intérieur, éclatée ou atomisée en individus — cela ne fonctionne plus comme avant, quand il s’agissait de reconnaissance, non pas seulement dramaturgique, mais ontologique et sociale, religieuse et politique. Finalement, Grotowski prend acte du dépérissement métaphysique du mythe — en oubliant peut-être (mais l’oublie-t-il vraiment ?), que c’est cette identification aux mythes racistes de la virilité à l’ouest, et aux mythes historiques du prolétaires à l’est (en fait, deux mythes de l’homme nouveau qui pourraient en finir avec l’Histoire) qui ont pulvérisé son pays, la Pologne, entre 1939 et 1960… Mais c’est peut-être parce que l’identification au mythe est allé jusqu’au bout d’une logique suicidaire et totalitaire, qu’elle est désormais virtuellement impossible aujourd’hui…
p. 22 — Qu’est-ce qui est possible aujourd’hui ?
– Premièrement, la confrontation avec le mythe plutôt que l’identification. Autrement dit, tout en gardant nos expériences privées, nous pouvons essayer d’incarner le mythe, en tentant de percevoir la relativité de nos problèmes, leurs relations avec les « racines » et la relativité des « racines » à la lumière de l’expérience d’aujourd’hui. Si cela est fait brutalement, si nous nous dépouillons et parvenons aux couches les plus intimes de l’exposant, le masque de la vie craque et tombe.
La confrontation avec le mythe, donc : c’est-à-dire l’appel à la barre des images et des récits que le mythe nous lègue — et le plateau comme combat, et comme champ de bataille. L’identification est impossible, et plus souhaitable : il faut l’incarner pour se situer par rapport à lui. Cette mise en situation, c’est le refus d’être avalé par la forme mythique : il s’agit au contraire de disposer du mythe, et refuser d’être disposé par le mythe.
Grotowski s’explique à propos de cette confrontation qu’il définit plus avant :
p. 90 — La confrontation est un « essai », un test de ce qui est une valeur traditionnelle. Un spectacle qui, comme un transformateur électrique, ajuste notre expérience à celle des générations passées (et vice versa), un spectacle conçu comme un combat contre les valeurs traditionnelles et contemporaines (d’où la « transgression ») — cela me semble la seule chance réelle pour le mythe d’être présent au théâtre. Un renouveau honnête ne peut être trouvé que dans ce double jeu des valeurs, cet attachement et ce rejet, cette révolte et cette soumission.
Le mythe est appelé et contesté : non pas simplement révoqué — mais travaillé de l’intérieur et miné : on l’utilise pour le dérégler, mais le mythe est sauvegardé malgré tout, mais c’est l’usage qu’on en a fait qui le fait changer de territoire : de la religion, on le déporte à l’éthique : l’éthique de la rencontre — qui peut être tout aussi bien la guerre que l’adoration.
p. 20-21 — Dans mon travail de metteur en scène, j’ai donc été tenté d’utiliser des situations archaïques sanctifiés par la tradition, des situations (dans le domaine de la religion et de la tradition) qui sont taboues. Je sentais que j’avais besoin de me confronter à ces valeurs. Elles me fascinaient, me remplissant d’un sentiment d’inquiétude, tandis qu’en même temps j’obéissais à une tentation blasphématoire : je voulais les attaquer, aller au-delà, ou alors les confronter avec ma propre expérience qui est elle-même déterminée par l’expérience collective de notre temps. Cet élément de nos productions a été différemment qualifié de « lutte avec les origines », « la dialectique de la dérision et de l’apologie », ou encore : « la religion exprimée par le blasphème : l’amour parlant à travers la haine ».
Déchirures ; le blasphème Artaud
La confrontation du mythe (avec le mythe) est un mouvement dialectique qui ne cesse pas d’inquiéter la forme stable du récit ou de la situation sanctifiée : le théâtre ne met pas en œuvre une répétition du drame antique, mais le combat, le violente. Il y a une phrase de l’Apocalypse qu’aimait rappelait Grotowski à ses acteurs : « parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni brûlant, je te vomirai de ma bouche ». Ainsi, le support mythique est envisagé comme matière première, matériau brut qui est toujours un moyen d’opérer une liaison, avant de produire la déchirure.
Dans un article consacré à Antonin Artaud (« il n’était pas entièrement lui-même »), Grotowski précise toute la dette qu’il doit à l’auteur du Théâtre et son double, et surtout des Cenci, notamment dans cette extraordinaire intuition de la nécessité blasphématoire du théâtre :
p. 90 — Artaud a vu intuitivement le mythe comme centre dynamique de la représentation théâtrale. Seul Nietzsche l’a devancé dans ce domaine. Lui aussi savait que la transgression du mythe renouvelle ses valeurs essentielles et « devient un élément de menace qu rétablit les normes bafouées ». Il n’a cependant pas tenu compte du fait qu’à notre époque, quand toutes les langues se mêlent, la communauté du théâtre ne peut pas réellement s’identifier au mythe, parce qu’il n’a pas de foi unique. Seule une confrontation est possible. Artaud rêvait de produire de nouveaux mythes par le théâtre, mais son beau rêve est né d’un manque de précision. Car dans la mesure où le mythe forme la base ou l’armature de l’expérience de générations entières, c’est aux générations à venir de le créer et non pas au théâtre. Tout au plus le théâtre peut avoir contribué à la cristallisation d’un mythe.
Grotowski lecteur (et admirateur) de Artaud est aussi critique des résultats du théâtre de la cruauté : non, le théâtre ne peut créer des mythes précisément parce qu’il n’est pas un autel, n’est pas un culte : et ne peut de fait pas en produire — sa tâche est désormais de les attaquer.
Premièrement, la confrontation avec le mythe, donc.
Je reprends le propos de Grotowski, qui poursuit et conclut :
Deuxièmement, même avec la perte d’un « ciel commun » de croyance et la perte de limites imprenables, la faculté de perception de l’organisme humain demeure. Seul le mythe — incarné dans les faits par l’acteur dans son organisme vivant — peut fonctionner comme un tabou. L’organisme vivant menée aux excès, nous ramène à une situation mythique concrète, à une expérience de la vérité humaine commune.
Situations du mythe : et transgressions
Le mythe est pour Grotowski l’horizon indépassable de l’existence : parce qu’il est le creuset de l’expérience, non pas seulement l’alpha mais aussi l’oméga de la vie (biologique et spirituel). Le mythe ramène à une concrétude : c’est le corps éprouvé en soi, éprouvé par tous. Le mythe n’est donc plus un récit, mais une situation, une mise en situation ; il n’élève pas à des mystères opaques, mais est la traversée d’une expérience physique.
Alors, « à quoi bon des mythes en temps modernes » ? — Grotowski y répond à sa manière en disant qu’il ne s’agit pas de produire des récits mythiques ou des situations archétypales, qu’elles sont de toute manière là, elles nous enveloppe et nous contiennent. La question serait davantage celle là : que faire des mythes en temps modernes ? Après le temps de l’identification — lorsque la communauté était le champ politique et sociale incontestable —, vient le temps de la confrontation : maintenant que la religion n’est qu’une affaire privée et que l’individu se considère d’un point de vue métaphysique.
Le passage de l’identification à la confrontation, de l’adéquation à l’arrachement est une exigence morale pour le communauté : sans être une certitude historique.
p. 48 — Je ne pense que la crise du théâtre puisse être séparée de certains autres processus de crise dans la culture contemporaine. L’un de ses éléments essentiels — précisément la disparition du sacré et de ses fonctions rituelles au théâtre — est le résultat du déclin probablement inévitable de la religion. Ce dont nous parlons, c’est la possibilité de créer un sacré laïque au théâtre. La question est de savoir si le rythme actuel de développement de la civilisation peut transformer en réalité ce postulat, à l’échelle collective. Je n’ai pas de réponse à donner. Il faut contribuer à sa réalisation, car une conscience laïque à la place d’une conscience religieuse semble être une nécessité psycho-sociale pour la société. Une telle transition doit avoir lieu, mais cela ne veut pas dire qu’elle aura nécessairement lieu. Je pense qu’il s’agit en un sens d’une règle éthique, comme de dire qu’un homme ne doit pas agir comme un loup envers ses semblables. Mais comme nous le savons tous, ces règles ne sont pas toujours appliquées.
opacité et traversée
Ainsi, quelle actualité du mythe ? Quelle possible actualisation du théâtre en lui ? À la question, un tel théâtre peut-il refléter notre temps ? (et il est vrai que le dépouillement, la force hiératique de cette scène pourrait sembler atemporelle, éloignée de toute effet de modernité), Grotowski prend au mot ce terme de reflet, de reflection et répond :
p. 52 — Même si nous utilisons souvent des textes classiques, notre théâtre est contemporain en ce qu’il confronte nos racines avec notre comportement courant et les stéréotypes, et de cette manière, il nous montre notre aujourd’hui en perspective avec hier et hier avec aujourd’hui.
Cela implique que toute représentation classique est comme un regard jeté dans un miroir, sur nos idées et nos traditions, et non la description de ce que les hommes du passé ont pensé et senti.
Regard jeté dans un miroir, mais regard de défi capable d’arracher le masque portée à la surface de la glace : regard capable de décaper cette surface, de refaire le trajet entre hier et aujourd’hui et de montrer en quoi aujourd’hui ne s’identifie pas avec hier, en quoi aujourd’hui se situe après hier : regard de défi et de blasphème capable d’outrager le temps et de s’inscrire dans le ici et maintenant d’un théâtre qui s’affronte au monde.