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Saint-Just & des poussières | Entretien pour Diacritik

dimanche 19 septembre 2021

Pour Diacritik, Véronique Bergen, autrice – et qui vient d’achever un récit autour de Saint-Just –, essayiste, me pose quelques questions qui accompagnent sa critique. Je dépose ici l’entretien.


Arnaud Maïsetti : « contre-écrire l’Histoire » (Saint-Just & des poussières)

Auteur de Saint-Just & des poussières, Arnaud Maïsetti fait (re)naître dans sa fiction un Saint-Just complexe, lyrique – un Saint-Just dont la figure et le destin peuvent aussi être l’occasion d’une lecture indirecte de notre présent.

« Ceux qui ont tranché le corps de Saint-Just gouvernent encore aujourd’hui », écrivez-vous. Peut-on dire que votre plume sectionne, entaille les strates de pensée sécrétées par le long virage, par le long repli thermidorien et, par là, nous recontacte avec la chair des événements ? Vous n’exhumez pas le passé, vous le remettez en mouvement, comme un astre mort auquel vous réinjectez vie. D’où êtes-vous parti ? De quelles scènes cardinales ? Pourquoi avoir choisi la figure de Saint-Just et non celles de Camille Desmoulins, Danton, Robespierre ou Marat ?

Le choix de raconter une vie de Saint-Just porte d’abord sur le désir d’écrire une contre-histoire. Car Saint-Just, autant que d’une vie, est l’homme d’une existence qui l’excède : il est fait aussi de ce qu’on en a fait. Deux siècles de récits officiels l’ont drapé du manteau sanglant de la Terreur. C’est donc contre un tel mot d’abord qu’on écrit une telle vie. Saint-Just aura été le champ de bataille féroce d’une réécriture de l’Histoire. Depuis la chute du Comité du Salut public, l’État thermidorien n’a eu de cesse de créer cette figure atroce qui conjuguerait les errances de la jeunesse avec la folie meurtrière, créant via la Terreur, l’image du Terroriste — et associant par là toute entreprise révolutionnaire à un projet totalitaire. En envisageant la Révolution — y compris l’ambition émancipatrice du gouvernement de l’An II — sous le seul regard du sang versé, l’État jusqu’à aujourd’hui a travaillé à sa disqualification. Cette disqualification est partout à l’œuvre dans la transmission de l’Histoire : autant dire que le récit national de la Révolution française est largement contre-révolutionnaire. Et c’est pourquoi il se concentre largement sur la figure de Saint-Just, sa voix qui a été celle du Comité, voix qui a su nommer à l’Assemblée les dessins révolutionnaires et accuser ses adversaires. Nul hasard si plus que les autres, il aura été le terroriste suprême, emportant dans sa fougue, dit-on, les autres membres du Comité.

Alors, contre-écrire cette histoire, c’était tâcher de nommer d’autres lignes de force, d’autres expériences. On possède pour cela quelques armes : la littérature peut être l’autre nom de ce contre-récit.

Pourquoi Saint-Just ? Robespierre paraît évidemment une figure majuscule, l’homme à abattre de son vivant, il l’est aussi bien après sa mort : depuis Thermidor, on s’acharne sur son cadavre, on exige de lui qu’il symbolise l’époque. Mais la vie de Robespierre me semble n’être que la sienne. La vie de Saint-Just, bien davantage, paraît un champ de force qui concentre en lui les contradictions à l’œuvre dans l’époque et les emporte : les bascules rapides ; l’ambition littéraire qui brutalement se dresse et échoue comme une vague sur l’ambition politique ; les va-et-vient entre les gradins de l’Assemblée et les fronts où sont d’autres batailles ; la jeunesse qui terrasse le vieux monde, non pas seulement un roi lâche, mais le principe même de l’autorité royale, et même de tout pouvoir.

Ma génération tend à s’intéresser à d’autres figures révolutionnaires : celles qui dans les Sections battaient le pavé avec les sans-culottes. On redécouvre, et avec quelle vigueur, les pensées radicales de Jean-François Varlet, de Jacques Roux, de Théophile Leclerc, ces Enragés de la démocratie directe, et on tend à se méfier des hommes du Comité, dont la vie serait entachée par l’exercice du pouvoir. Mais précisément. Saint-Just aura exercé le pouvoir, contre l’exercice du pouvoir, s’en méfiant, s’en défiant. Et cela aussi peut nous enseigner à l’heure où l’on confond pouvoir et autorité ; où l’idée même de pouvoir est salie ; où l’on préférerait s’épargner la peine de penser le pouvoir — qui lui, ne cesse de penser à nous.

Enfin, Saint-Just aura été l’instrument lyrique de la Révolution : non pas lyrique comme pauvrement poétique ou sentimental, mais au contraire, comme on forge une langue confondue avec l’action. N’est-ce pas une autre manière de définir la littérature, comme antidote à ce qu’on en fait, le plus souvent (un langage qui n’anime rien) ?

Dès lors, se porter à ce point d’incandescence, c’est tâcher de renouer avec un moment où l’Histoire, donnée comme possibilité de toute histoire, s’est éprouvée là où s’inventait dans la langue, par la langue, un devenir.

Je ne suis pas historien, mais tâchant d’écrire le récit d’une vie, traversant cette époque-là depuis ce point de vue, il fallait nécessairement s’ajuster à un tel instrument.

C’est véritablement lors de la fuite du Roi à Varennes, de l’échec de sa fuite, que Saint-Just entre en scène. Comment en avez-vous fait un passage-pivot ?

C’est le moment où le Roi n’est plus qu’un fuyard en déroute, muni d’une fausse identité, et qu’il cesse, pas seulement symboliquement, mais aussi charnellement, d’être le souverain. Il est reconnu parce que son visage correspond à son effigie sur une pièce de monnaie : mais il a donné un autre nom. Dans la déliaison, quelque chose s’effondre. Or, en effet, Saint-Just est élu à l’Assemblée sur cet effondrement. Il entre véritablement en scène lors du procès du Roi : c’est lui qui, au milieu de l’atermoiement général, sait nommer l’enjeu véritable. Et par un violent retournement de l’épisode de Varenne, il lit dans la situation autre chose que tous. Pour lui, il ne s’agit pas de juger un homme, sa trahison ou ses mensonges, mais de condamner un principe, celui de la royauté. C’est par là que Saint-Just en effet entre dans l’Histoire, par ces discours lors du procès du Roi qui appartiennent incontestablement, selon les mots d’Abensour, à « l’histoire de l’émancipation ».

Le récit officiel tend d’ailleurs à opérer des ruptures : il y aurait un Saint-Just condamnant le pouvoir, et un autre l’exerçant comme un tyran. Et on lâche son mot fameux « On ne peut point régner innocemment » contre lui. Seulement, la vie de Saint-Just, qu’on l’observe d’un peu près, oblige à la penser d’un bloc. « “L’inhumanité” de Saint-Just est en ceci qu’il n’a pas eu comme les autres hommes plusieurs vies distinctes, mais une seule. », écrivait Dionys Mascolo. Non mue par des ruptures, mais travaillée par des contradictions — la tension entre l’émancipation, seul critère de l’existence, et la domination qu’il exerça par sa position et dans ses discours accusateurs, Saint-Just l’éprouve comme une mise en situation de l’une par l’autre. « Le despotisme de la liberté » — autre phrase en tension — dit cette utopie : que le pouvoir ne peut s’exercer qu’à seule fin d’être aboli. Suivre cette ligne de vie d’un bloc voudrait ainsi réinterroger, sans fantasme ni procès, ce qu’une telle expérience pourrait nous apprendre.

Grand pourfendeur de l’injustice dont les peuples sont victimes depuis la nuit des temps, Saint-Just a voulu couler l’absolu dans les institutions, a défendu avec fièvre et fougue la Révolution, son esprit et sa survie, devenant l’accusateur public, menant procès contre Danton, les Indulgents, contre les Girondins, contre les hébertistes dont les têtes roulèrent dans le panier, tranchées par la lame de la guillotine. Pour sauver la Révolution des traîtres, de la guerre qui la menace au dedans comme au dehors, il faut les décapiter tous. La Révolution ne dévore pas ses enfants à proprement parler, dites-vous, elle se drape dans la loi des suspects : soupçon est jeté sur ceux qui entravent la Révolution, qui complotent et qui désirent sa mort. A l’issue des massacres de Septembre, la Terreur avait été décrétée afin d’empêcher que pareils débordements de colère ne se reproduisent, afin de repousser le spectre de la guerre civile. Cette violence qui devait en finir avec les violences, avec les destructions du vieux monde, la lisez-vous comme l’ultime déclinaison d’une volonté de faire entrer la Révolution dans le registre du politique, du social, de l’économique mais aussi de l’existence, de l’amour, des affects ? Aux yeux de Saint-Just, la Révolution et l’instauration de la République ne passaient pas seulement par un changement dans les lois, mais par un changement dans les mœurs, dans les mentalités.

Ces changements dans les mœurs et dans les cœurs n’étaient pas pour Saint-Just la conséquence de la Révolution seulement, mais sa condition. C’est là peut-être ce qui le sépare de Robespierre. Au cœur du gouvernement révolutionnaire, on sait la panique qui saisit tout le monde, et paralysait l’action — à mesure des complots (les véritables, nombreux, engendraient d’autres, plus fictifs), on sait que la peur tétanise, qu’aux frontières les armées coalisées menacent, que dans certains départements, la guerre civile fait rage. Or, la Révolution est son propre mouvement : à l’arrêt, elle cesse de produire son histoire, et fatalement s’effondre. En cela peut-être la Révolution se confond avec l’Histoire. Saint-Just pressent le danger. « La Révolution est glacée ; tous les principes sont affaiblis […] L’exercice de la terreur a blasé le crime, comme les liqueurs fortes blasent le palais. » Au passage, on note ici comme toujours que Saint-Just prend en mauvaise part le mot de terreur. Surtout, il comprend que c’est la glaciation des esprits et des cœurs qui entrave. Contre cela, Saint-Just voudra faire usage du revers de la même arme sensible. Dès qu’il prend la parole, c’est pour, au sens littéral, encourager, redonner des forces, par le verbe — et c’est là même l’une des fonctions du verbe, sa puissance incantatoire, quasi magique, de transmettre le courage par les mots.

Aujourd’hui, il semble qu’on gouverne suivant le seul critère rationnel du pragmatisme — nous dit-on ; qu’il faut regarder « la réalité en face » ; on patauge dans « ces eaux glacées du calcul égoïste », et tout recours politique aux affects est taxé immédiatement de populisme, ce qui est une manière de disqualifier tout adversaire. La Révolution aura pourtant été ce laboratoire politique, si fondateur, aussi parce qu’il a puisé dans l’affect de quoi nourrir son mouvement : c’est cette faculté à lier le lyrisme à l’action, et même de les superposer comme puissance révolutionnaire capable d’engendrer infiniment l’Histoire, qui rend Saint-Just si essentiel encore aujourd’hui.

« La Révolution se joue à chaque instant. Ici, là. Partout. Elle ignore les dates qui la font. Les grandes phrases, les gestes héroïques. Sa rage est simple, sa rage est latente, implacable, tranquille (…) Ceux qui parlent en son nom n’ont parfois pas de nom, ou si faible et incertain qu’on les oublie aussitôt. Ceux qui luttent contre elle n’habitent que des corps provisoires au nom de forces plus puissantes face auxquelles elle livre la lutte d’un crépuscule à l’autre », écrivez-vous. Pour assurer la victoire de la Révolution, pour faire triompher la souveraineté du peuple, il faut détruire l’hydre de la monarchie de droit divin, venir à bout des ripostes, des manœuvres contre-révolutionnaires. Alors seulement, le peuple dansera sur le cadavre de l’Ancien Régime, de la Cour de Versailles. Avez-vous abordé les faits historiques sous l’angle de leur généalogie, de leurs bifurcations possibles, d’une contre-histoire factuelle ? Cela implique de les sentir en ne les lisant pas à partir de leur fin, de les arracher à la vision rétrospective qui, parfois, voit dans leur actualisation le résultat d’une avancée destinale, d’une « force des choses ». Dans la matière historique et sur le plan narratif, à chaque instant, tous les possibles peuvent-ils se matérialiser ? Créez-vous en faisant fond sur une part d’aléatoire, en vous confiant aux saillies de l’inconscient ? Pouvez-vous aussi revenir sur l’importance des matières, des mouvements du cœur dans votre fiction — la neige, la terre des champs, l’amour du jeune Saint-Just pour Thérèse ?

Oui, c’est une question cruciale — parce qu’elle fonde la nécessité littéraire, contre l’autorité historienne. Observer les choses comme elles se font et se défont, où elles vont et par où elles frayent, choisir l’immanence contre tout regard en surplomb m’a semblé essentiel pour tenter de saisir justement ce qui fait la nature d’un moment historique et d’une situation révolutionnaire. Celle-ci ne découle pas seulement de ses structures lointaines, mais surgit parfois par accident, désir, erreur ou chance. Peut-être est-ce pour cela qu’on se porte sur une vie quand on voudrait écrire de telles situations, un tel moment. Et sans doute est-ce en cela que la littérature est d’une aide — je ne parle pas de fiction, bien sûr, mais d’un désir de saisir dans la langue la vie comme si elle était possible. Bien sûr, on sait la fin, bien sûr la fatalité est partout qui pourrait écraser. Mais ce qu’on réalise, peu à peu, écrivant pas à pas cette vie, c’est que cette fatalité dialogue avec le libre exercice d’une vie qui s’y affronte, joyeusement, pleinement, terriblement.

Vous consacrez un magnifique passage au mystère des mots, du discours que Saint-Just ne prononça pas à la Convention le 9 thermidor. Orateur hors pair, tribun de génie, créateur d’un style éclatant, Saint-Just ce jour-là se tait. Pour la première et la dernière fois. Les phrases qui devaient interrompre la Terreur, en suspendre le cours restent à jamais scellées dans le mutisme. Saint-Just devait annoncer la fin de la Terreur, un nouvel élan, en finir avec son rôle d’Accusateur des rois et des traîtres contre-révolutionnaires. Comment avez-vous interprété ce silence de Saint-Just, un silence qui s’étire jusqu’à son exécution ?

Je ne l’interprète pas. Il y a un secret, et il se dérobe devant moi, comme devant tous ceux qui s’y sont penchés. À la Convention, oui, il garde le silence. J’ai interrogé les historiens ; ils lisent le discours deux cents ans après et beaucoup sont persuadés que si Saint-Just l’avait prononcé, il aurait mis fin aux troubles entre les Comités, sans doute sauvé Robespierre, et lui-même. On n’écrit pas avec des si, et heureusement. Il faut se contenter de ce silence. Dans le récit, j’avance comme une hypothèse que c’est devant ce silence qu’on est responsable face à l’Histoire, ce qu’elle devient après ce silence : le gouvernement de ceux qui ont décidé de cesser la Révolution et son projet égalitaire. Ce silence lance sur nous comme un défi. Il dit que la Révolution n’est pas achevée. On n’écrit un tel récit que depuis ce silence, et en lui.

Avec la décollation de Saint-Just, la République est guillotinée avec lui, écrit Malraux. En tant que romancier, partagez-vous ce constat ?

Elle cesse, oui, d’être ce qu’elle était. Et elle devient tout autre chose : quand on tire sur les horloges en 1830 pour arrêter le temps et en recommencer un autre, ou qu’on brûle le Palais des Tuileries le soir du 23 mai 1871, on tâche d’en reprendre le fil — il se poursuit, s’interrompt ; reprendra.

Thermidor assassine la Révolution et c’est dans ce temps thermidorien que nous vivons encore aujourd’hui écrivez-vous. Un diagnostic auquel je souscris radicalement. Quels sont les signes actuels d’une volonté d’en finir avec la perpétuation de Thermidor, avec un paradigme thermidorien qui a, certes, revêtu une autre forme ?

Qu’il est difficile de lire la situation actuelle — et peut-être surtout dans le contexte que nous subissons, parfois si désarmant politiquement. Sauf à dire que les vainqueurs de Thermidor sont encore à l’offensive, et plus que jamais, organisés et redoutables. Qu’en face, au contraire, tout est dispersé, atomisé. Je ne me risque pas à faire des prophéties : les voies des révolutions sont impénétrables. Écrire une vie de Saint-Just, ce n’est pas appeler à vouloir renouveler l’expérience du gouvernement révolutionnaire dans ces conditions, mais comme dans ces rituels où on relève les corps, qu’on danse autour d’eux, et qu’on rappelle les paroles pour en appeler aux forces : celle des émancipations collectives, des soirs où « les plus belles journées de la vie » constituaient le seul programme politique qui valait, du Bonheur possible. Car, plus que jamais, nous n’avons pas un désir de révolution, mais un besoin.