arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > la neige, la lune (un corps dans l’éloignement)

la neige, la lune (un corps dans l’éloignement)

mardi 10 décembre 2013


Cette jeune fille s’éloignait dans la neige et la lune — il n’y avait pas de neige, et la lune effacée derrière les immeubles, la rue est si étroite ; et c’est à cause de cette rue que je me suis arrêté, l’échafaudage à droite, la courbe légère qui distribuait de la lumière, quelque chose qui partait — et en effet ; mais je ne le savais pas.

C’est quand j’ai regardé l’appareil pour vérifier la lumière que je l’ai vue à l’écran : cette silhouette qui s’en allait. Silhouette — dessin qui représente un profil tracé autour de l’ombre d’un visage, dit Littré : mais il n’y a pas de visage, il y a seulement le mouvement imperceptible d’un corps qui fait corps avec la lumière de ce soir-là, sans neige et sans lune, quand tout ici où je suis, le froid, la sécheresse, exige la neige et la lune, l’appelle et en supplie la beauté.

D’un tel corps dans l’éloignement, l’invisible, je rêve, évidemment : son passé, son destin, ses morts, le désir insatiable d’être ce qu’elle n’est jamais, sa persistance à exister, les dates inscrites sur sa tombe, la main qu’elle tient le soir, les cris qu’elle lance dans le plaisir, les mensonges qu’elle ne dit pas, le temps infime qu’elle met à se voir le matin sur la glace, celui qu’elle passe à le regarder dans la nudité, le silence, la peur de la nuit, les cris encore, les cheveux sur les épaules, d’un tel corps je rêve longuement — ce n’est pas lui.

C’est un homme plutôt, je le devine à cette manière d’avancer lentement ; ou une vieille femme, je le sais à sa façon de tenir la tête avec résignation ; un jeune garçon, je le vois à cette maladresse dans l’avancée d’un corps qui ne renonce pas à être à lui-même son corps — comment savoir.

Avancer l’image sur ce corps — en tête cette phrase de Godard comme une blessure : préférer le travelling au zoom (c’est je crois, oui, une question morale) : et j’y déroge ce soir —, le grain du soir est là, intense, on ne voit que lui, et le corps sur lui posé dans le soir intercepte sa propre présence jusqu’à s’y dissoudre.

Une autre encore.

Rien du mystère de ce corps, femme, homme, enfant — juste un corps qui s’en va. Est-ce l’image que toute la journée, comme toutes les journées, j’ai cherchée pour nommer ici ma présence ?

Je suis quelque part ce corps, sans doute, ou autre chose qui l’enveloppe, mais qui est là devant moi à bout portant — en moi ce qui s’éloigne. Ce refus de dire je, oui, la recherche d’une phrase impersonnelle (et cette terreur : que celui qui refuse de dire je est un je : comment le dire) [1]. Essayer d’être en propre son propre geste : je me le répète chaque jour (être présent à soi).

Littré ajoute — Une silhouette, un des côtés par lesquels on voit une statue.

Pendant ces pensées, le corps part, continue de s’éloigner, la rue est immense comme la vie, et moi je reste là pour chercher ce que je suis de tout cela, ce que je suis de la lumière ou de la courbe du soir sur cette rue, de l’échafaudage, de la neige qui ne cesse pas de ne pas tomber, ou de la lune qui va finir par déborder à force de grandir ainsi, derrière les immeubles, ce ciel noir.

Littré achève, par le sens figuré — à la silhouette : d’une manière incomplète.

Quand elle est loin, quand il est trop loin, à peine un point sur la surface de l’écran, j’ai encore en moi la sensation du voleur, comme chez Aragon : celui qui entre par effraction dans la vie, et que cette vie ignorera toujours — la joie d’une morsure, et sa douleur (le rire de celle qui rit pour elle, tandis qu’à la fenêtre je l’entends). Il faudrait s’en guérir — comme de cette manie de faire des phrases qui commence par il faudrait.

Soudain, je regarde, rien. Ni le corps, ni la neige, ni la lune. Seulement un jeune homme qui regarde quelque chose de dérobé — et je suis soudain celui-là, je l’étais depuis toujours, comme une ombre posée sur un mur qui faisait de l’ombre à son corps. Soudain je suis celui qui, faisant le pas de côté pour voir son ombre, la regarde avec tendresse parce qu’il voit que cette ombre depuis toujours le regardait avec tendresse, alors il pose ses mains sur elle pour en faire le tour et dire : je suis là moi aussi maintenant, celui qui fait le contraire de s’éloigner vers moi.

Au loin, la rue continue d’être vide, absente à tout ce qui pourrait la faire exister — sauf moi, qui la maintient ainsi dans cette présence que je fais venir à moi, comme un désir. Au loin, la rue vide est toute entière de moi perçue, comme si j’étais moi sa seule raison d’être posée devant moi — sa seule raison, avec l’absence de neige, et de lune.


[1c’est pourquoi ce désir de théâtre : donner la parole, à ceux qui diront je.