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tout point de vue est le sommet d’une pyramide inversée

vendredi 25 juillet 2014



Un bref coup d’œil sur la campagne, par-dessus un mur des environs de la ville, me libère plus complètement que ne le ferait un long voyage pour quelqu’un d’autre. Tout point de vue est le sommet d’une pyramide inversée, dont la base est indéfinissable.

Pessoa, Livre de l’Intranquillité


Dans le bruit de l’été qui s’écroule comme des pays encerclés qui ne sont pas des pays, comme des avions dans les déserts, comme des foule qui s’éparpillent, respirer la poussière des arènes tous les matins est une hygiène de chaque jour ; ici la ville est loin, et j’en suis le centre : il suffit de lever les yeux au ciel qui est proche et qu’on n’atteint jamais.

Des étés passés dans Paris, je garde toujours le souvenir de chaleurs que je n’éprouve qu’ici, attaché au souvenir de la mort de Bergman et d’Antonioni, disparus le même jour. Souvenir qui fait craindre, toujours en ces mêmes jours, les disparitions tragiques qui emportent avec un homme tout un monde et une manière d’y croire. L’été tombe sur nous et, avec lui, le sentiment de plus en plus fort d’être au mois des disparitions, pourquoi ?

Quand un avion disparaît, je pense toujours aux cris tous ensemble jetés aux dernières secondes. Et quand c’est un pays entier ?

Tout se mélange de plus en plus sur les écrans et dans les radios, et sur la surface écrite du monde que les journaux recouvrent de plus en plus, tout qui vient remplacer tout — on aurait perdu le sens des étoilements et des figures géométriques qui étaient capables de rendre lisible le réel ?

Les titres dans la presse : je les parcours. L’indignation facile, celle qui prend parti ; partout se lit les positions figées des lignes de partage acquises, comme si un jour l’histoire ne pourrait jamais être celle d’un commencement. On sait bien pourtant comme tout finira : avec de la haine pour notre temps présent qui n’avait rien compris, alors qu’il suffisait de. On le sait bien déjà, on est déjà tout empli de cette haine, et de pitié pour le temps futur, et de compassion pour tous.

Ce matin, j’ai pensé finalement que certains problèmes n’avaient pas de solution — peut-être que la tragédie tient moins en ce constat que dans son acception, alors, il fallait bien le refuser (et sortir aux arènes pour accepter de le refuser ainsi).

Les sapeurs-pompiers jouaient maladroitement au foot dans la poussière et sous le soleil de plomb de neuf heures, les échos joyeux au milieu de ma lecture de la presse n’avaient aucun sens, et pourtant, il était le sens de ma lecture.

La ville derrière est toujours plus haute — de la pyramide où je la regarde quand je descends Monge, l’impression de descendre et de retourner puiser à la surface les mots pour écrire le livre qui n’est une vie qu’en apparence. Le livre que j’écris patiemment ne relève pas de moi, cela me libère ; permet que le lendemain je puisse monter jusqu’en haut de la ville trouver la force d’en redescendre et de recommencer.

Se préserver un peu du site, parce qu’est grande la crainte de redoubler les cris absurdes et les moi haïssables qui me peuplent — se tenir éloigné de moi, aussi, se préserver de mon propre réel qu’en écrivant je pourrai abolir. Lire. Regarder le ciel et la ville à part égal comme deux adversaires qui ne savent pas qu’ils sont l’un et l’autre la condition de chacun, et de nous.

Chercher des appartements : une nouvelle ville — avec la pensée de vivre de nouveau.

Le soir, il y a enfin quand la chaleur est partie, que l’été lui aussi repose au fond de la journée, le temps qui s’allonge et contre lequel s’allonger — et dormir parce que là est le sens véritable.

Charge au lendemain de recommencer l’été, continuellement écrasé contre nous — la colère contre le réel, l’impuissance de cette colère, la peur de lui appartenir puisqu’en lisant les journaux on y participe, le désir d’y être confondu puisqu’en lisant les journaux on s’y délivre ; et la pensée qui sauve : derrière moi, la tour Jussieu en miroir travaille chaque seconde de chaque jour à refléter le ciel.