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puisque ce monde est le nôtre

dimanche 11 janvier 2015


Si peu de certitudes qui résistent ces jours, et dans tout ce bruit, rien qui puisse ressembler à la bonne attitude — ni se taire, ni parler ; ni se jeter dans la mêlée et ajouter une parole vaine au milieu d’essentielles, ni s’en extraire comme si on en était indifférent ou pas concerné —, alors comprendre peu à peu l’exigence des trois jours de deuil et de silence qui suivent le ravage, même si tenir à distance l’événement ne nous préserve pas de lui, surtout pas, et que le vouloir seulement serait une faute.

Garder le silence faute de mieux, parce que d’autres ont pris la parole qui la justifiait — ce texte de Cécile Portier, l’un des tous premiers que j’ai lus, texte entrelacé avec le fil en temps réel des nouvelles du temps présent ; oui : « résister à la logique des événements » : sa grande dignité —, et parce que tant se sont saisis de la parole aussi pour rajouter à l’horreur l’abjection, et jusqu’au dégoût de lire, y répondre aurait été s’y confondre.

Il y a tous les "je" surgis partout, ces "je suis" collectifs dont personne ne sait plus vraiment à quoi ils font écho, si c’est pour dire qu’on était ce qu’ils étaient, ou qu’il faudrait être ceux-là qui ne sont plus, qu’on est ou n’est pas ce que les morts représentent, ou représentaient, au milieu de ce grand trouble sur ce qu’une représentation représente, ou pas : étrange fatalité de voir ceux qui luttaient contre les symboles pris pour des symboles — les slogans ont cela pour eux qu’ils ne disent rien en disant tout. Et ce matin, cette pensée rapide et claire, salutaire, d’André Markowicz, le grand traducteur de Dostoïevski et de Shakespeare : la question d’Hamlet n’est pas d’être ou de ne pas être, mais d’être ET de n’être pas.

Là où lire et penser demeurent essentiels, c’est parce que ce sont des tâches où résistent l’acte de lire et de penser, où s’arrachent l’avis, l’opinion, qui ne sont que des éraflures, là où la blessure au contraire tient les douleurs en tensions qui disent nous sommes vivants, encore.

On n’a peu de certitudes, ni de ce qu’on est, ni de ce qu’il faudrait faire — sauf celle de se remettre au travail, là où on est, minuscule et infime, cette tâche donc de lire et d’écrire qui n’est pas séparée des inquiétudes du monde, celles qui nous délivrent de nos inquiétudes personnelles de je confinés dans leur vanité ; sauf de savoir le prix des mots, et comme il est précieux de s’en tenir à distance parfois, comme il est essentiel de s’en ressaisir ensuite (ce matin Étienne Balibar, ces trois mots pour les morts et pour les vivants) ; peu de certitudes, sauf celle de ne pas confondre les assassins avec les victimes ; sauf celle de voir déjà ce qui se prépare, les patriot acts qui seront signés avec le sang de ceux qui sont tombés, aussi, contre cela même ; sauf qu’il faudra de la force pour aller dans les tunnels noirs, comme le pressent aussi dignement François Bon, qui seront nos armes, des armes qu’il faudra forger contre les armes ; peu de certitudes, sauf celle de posséder comme des armes des amis, qui dans les tunnels donnent plus que des armes, mais le courage de s’en passer et d’y répondre, et d’en répondre.

Puisque ce monde est le nôtre, et que nous ne sommes pas seuls, il reste cette liberté de choisir nos solitudes, et de les appeler nos amis — et plutôt que de faire front, tâcher de comprendre, plutôt que d’être contre ceux qui ceux ne sont pas, travailler aux villes communes ; plutôt que de se résigner aux guerres civiles mondiales qu’on nous prépare, aux suicides de tous ordres, aux communions collectives d’émotions pures, d’hystérie nationale, penser à devenir ce qu’on n’est pas encore — ces mots de Koltès : frères par le sang qui se répand sur le trottoir, plutôt que par celui qui coule dans nos veines.

Images : ciel rouge sur ville noire, soir du 9 janvier.