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où tout plonge, abandonne-toi

mardi 7 avril 2015



Écoute en abandon et le son et l’ombre du son dans la conque de la mer où tout plonge.

Victor Segalen

Cette pensée : qu’on ne pense pas assez à l’abandon ; on l’imagine comme renoncer au mouvement, ou plutôt se laisser emporter par sa propre faiblesse – cette image aperçue hier à l’écran, un skieur dévale la pente, poursuivie par une avalanche, il tombe, se redresse, peut repartir, regarde derrière lui, voit la furie de la neige le rejoindre, et la regarde une seconde de trop peut-être, ou est-ce la fascination plutôt que la peur, est-ce le désir subitement de se confondre avec la force de cette vitesse-là, est-ce la vérité que soudain rien ne vaut cette peine-là de fuir ce dans quoi il va depuis des années, est-ce l’héroïsme vain et grandiose des hommes dignes, il reste debout et attend que la neige l’emporte, et la neige l’emporte.

On pense trop à l’abandon comme on baisse les armes.

Il y a l’autre abandon, celui de l’acquiescement à ce vers quoi on appartient, où on relève. Cette levée en soi de cela qui est comme en dehors de nous cela qu’on choisit comme espace d’où tenir souffle, et s’il faut mourir ici, ce ne sera qu’une manière de l’avoir éprouvé en soi jusqu’à son propre terme, et l’avoir accompli. (Je pense aux premières pages de Thomas l’Obscur, j’y pense souvent : l’homme qui nage jusqu’à l’épuisement, épuisant en lui les ressources de revenir, ou plutôt aller jusqu’au point où il pourra revenir, ce point-là d’extrême limite du possible, et pas au-delà, au-delà est l’orgueil de la mort, quand la vie est le seul critère de la mort, ce qui rend la mort impossible, qu’elle revient à d’autres, toujours à d’autres, jamais à soi).

Il y a l’abandon comme soudain on dirait que la mer est de soi son propre prolongement, ou la terre où avancer son corps et basculer dans la fatigue dans l’impression qu’elle roule sous les pas qui la repoussent derrière soi, ou comme dans le ciel, on voit le ciel décroître ; il y a l’abandon quand dans la foule la foule est ce qui en soi est l’expression souveraine de l’organisation féroce du réel contre ceux qui veulent lui imposer les règles imaginaires qui nous broient (oui, le réel est de gauche seul) – la forme des mains calleuses qui se lèvent, et les cris dans les gorges prises, qui se dressent au-dessus de nous, soudain nous.

Cette image : une échelle qui plonge dans la mer. Évidemment, je sais bien que c’est pour sortir de l’eau, et aider à remonter à la surface ; mais puisque je la regarde depuis le bord, je la vois qui descend jusqu’au fond de l’eau, et qui appelle. Je pense à un texte de Segalen sur la marche en montagne, et comme basculer invente le réel parce qu’il est le franchissement même : franchissement qui est pour moi le sens d’écrire et celui de vivre lié l’un à l’autre sans quoi il n’y a ni l’un ni l’autre ; et dans l’amour, ce qui relève de l’un et de l’autre, quand franchir est l’invention de chaque jour peut-être.

Même, si la route n’était point la route, c’est-à-dire impérieusement tendue vers ce point imaginaire, — hors des monts et des ravins, — l’autre but, volontiers je me retournerais vers la hauteur d’où je dévale pour escalader à rebours et regagner le col. Le dévers a compensé et mis en valeur balancée la puissance montante de l’avers, et démontré surtout l’incomparable harmonie, la plénitude, l’inouï de ce moment fait de contraires, le premier regard par-dessus le col.

Cette autre image : un arbre qui plonge lui aussi, mais loin dans la terre et loin dans le ciel, et loin autour de soi dans les collines, jusqu’à sembler nous envelopper, mais vers le sommet du ciel, et sans cesse, recommencer de plonger.

Abandonne-toi, non pour renoncer en vertu des forces qui te submergent et devant lesquels tu es trop faible, mais parce que ces forces sont les tiennes et qu’elles te soulèvent, et qu’elles sont ta façon d’échapper aux contours de ton seul corps, d’être cela qui respire autour de toi et regarde et lève les mains et crie dans mille souffles, ce que tu ne seras pas, mais où tu plonges, comme un seul homme – cette pensée, et puis rapidement, d’autres, plus sûres d’elles-mêmes, plus faciles à mémoriser et à écrire, ces pensées qu’il faut abandonner pour mieux plonger ailleurs encore.