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Les théâtres secrets d’Yves Navarre

Cahiers Yves Navarre n°2 | « Du romanesque à l’autobiographique »

dimanche 1er mai 2016

Article paru dans les Cahiers Yves Navarre n°2 « Du romanesque à l’autobiographique », sous la direction de Philippe Leconte et de Sylvie Lannegrand, aux éditions H&O, en mai 2016.

Cet article est la reprise de la communication écrite pour deuxième Colloque Yves Navarre, organisé à l’École des Ingénieurs de la Ville de Paris, par Philippe Leconte, Sylvie Lannegrand et Henri Dhellemmes, les lundi 9 et mardi 10 novembre 2015


Résumé de l’article

De Il pleut, si on tuait papa-maman en 1973 à Nounours en 1990, l’œuvre théâtrale d’Yves Navarre – seize pièces en mois de vingt ans, et presque la moitié entre 1973 et 1976 – paraît tout à la fois ample et marginale, souterraine et décisive pour saisir l’ensemble de son œuvre tant son univers romanesque semble la nourrir et tant, en retour, les romans se trouvent épaissis d’une dimension théâtrale, où règne la parole secrète et exposée, où se délivre dans la confidence l’acte majeur d’une vie et d’une œuvre : la parole comme un agir sur le monde et sur soi. Marginales, parce que plus méconnues – et moins reconnues – que ses romans, ses pièces peuvent aussi le sembler en regard de son temps, où les années 70 se prêtent davantage aux expérimentations sur l’acteur qui marginalisent la figure du dramaturge. Et cependant, l’écriture théâtrale d’Yves Navarre peut aussi dialoguer avec cette écriture du quotidien qui émergent parallèlement : mais un quotidien attaqué, presque violemment, comme un acide attaque le métal, par une langue qui en désarme la simple nudité. C’est cette œuvre théâtrale ensemble qu’on se propose d’étudier en tant qu’elle pourrait être un laboratoire pouvant fournir des outils techniques et des thèmes à usage de son roman (le monologue de l’intériorité ; le conflit latent ; le secret comme identité ; l’amour comme don et menace ; le désir en tout) – et même fournir le matériau nécessaire à l’écriture d’un roman (c’est le cas notamment du Butoir, qui donna naissance au Temps voulu). Mais ce serait réduire le théâtre à un simple moyen pour ses romans, et on tâchera aussi et surtout de réévaluer le théâtre de Navarre comme un geste autonome : une parole marginale, oui, comme une marge qui pourrait justement être le territoire où se prolonge le roman (on sait dans quelle mesure Happy End poursuit Le Jardin d’Acclimatation), l’espace où se délivre plus secrètement et plus frontalement une parole essentielle. Puisqu’au théâtre l’écrivain donne la parole à d’autres que lui-même, c’est l’espace où s’inventer soi-même comme autre et où la narration est prise en charge par des voix qui la diffusent et la décentrent. Hypothèse sur le rôle du théâtre pour l’autobiographe Navarre : confier la parole comme un présent et un secret, s’en délivrer pour mieux la délivrer, inventer sa vie.


Les théâtres secrets de Yves Navarre

L’œuvre dramatique de Yves Navarre semble une marge singulière. Marge en regard de ses romans qui semblent la centralité de son travail, sa préoccupation majeure et aussi l’espace de sa reconnaissance publique ; mais marge constante, insistante, qui demeure jusqu’à la fin de puissante incitation. De Il pleut, si on tuait papa-maman en 1973 à Nounours en 1990, l’œuvre théâtrale – seize pièces en mois de vingt ans, et presque la moitié entre 1973 et 1976 – paraît tout à la fois ample et secondaire, souterraine, mais décisive pour saisir ensemble son œuvre, tant son univers romanesque semble la nourrir et tant, en retour, les romans se trouvent épaissis d’une dimension théâtrale où règne la parole secrète et exposée, où se délivre dans la confidence l’acte majeur d’une vie et d’une œuvre : la parole comme un agir sur le monde et sur soi. Œuvre marginale comme d’un cahier, la marge est ce qui tient les pages ensemble.

Marginales, parce que plus méconnues – et moins reconnues – que ses romans, ses pièces peuvent aussi le sembler en regard de son temps, où les années 70 se prêtent davantage aux expérimentations sur l’acteur qui marginalisent la figure du dramaturge. Et cependant, l’écriture théâtrale d’Yves Navarre peut aussi dialoguer avec cette écriture du quotidien qui émergent parallèlement : mais un quotidien attaqué, presque violemment, comme un acide attaque le métal, par une langue qui en désarme la simple nudité.

C’est que cette œuvre théâtrale semble un laboratoire capable de fournir des outils et des thèmes à usage de son roman (le monologue de l’intériorité ; le conflit latent ; le secret comme identité ; l’amour comme don et menace ; le désir en tout) – et même fournir le matériau nécessaire à l’écriture d’un roman. Mais ce serait réduire le théâtre à un simple moyen pour ses romans, et il faudrait aussi et surtout réévaluer le théâtre de Navarre comme un geste autonome : une parole marginale, oui, comme une marge qui pourrait justement être le territoire où se prolonge le roman (on sait dans quelle mesure Happy End poursuit Le Jardin d’Acclimatation), l’espace où se délivre plus secrètement et plus frontalement une parole essentielle. Puisqu’au théâtre l’écrivain donne la parole à d’autres que lui-même, c’est l’espace où s’inventer soi-même comme autre et où la narration est prise en charge par des voix qui la diffusent et la décentrent. Hypothèse sur le rôle du théâtre pour l’autobiographe Navarre : confier la parole comme un présent et un secret, s’en délivrer pour mieux la délivrer, inventer sa vie.

Une œuvre qu’on pourrait ainsi croire marginale dans un premier sens, le plus large : on peut le déplorer, mais c’est une œuvre qui reste à l’écart des salles aujourd’hui et des études – pièces peu jouées (peut-être parce qu’elles semblaient nommer frontalement une époque aujourd’hui lointaines, où l’enjeu du désir homosexuel paraissait encore un interdit : là précisément où se jouait l’inter-dit de la scène du désir de cette écriture dramatique) et méconnues des lecteurs comme des critiques (l’éditorialisation de ces pièces n’y est sans doute pas étrangère, puisqu’elles semblent aujourd’hui peu disponibles, le premier volume est même épuisé [1]…), elle semble une marge de l’histoire du théâtre récent.

Une œuvre marginale dans un second sens, marge dynamique et essentielle, où se situerait peut-être le sens de cette poétique singulière : une œuvre théâtrale qui serait dans la marge même de l’œuvre, comme une parole à soi-même concédée et ainsi arrachée à l’œuvre centrale, tout comme la marge pourrait féconder l’œuvre. Marge laboratoire en quelque sorte, où sur cet espace élaborer figures et langue, travailler à l’os de ce qui pourrait être une radicalité qui dans les romans pourraient se déployer. C’est aussi poser sur l’œuvre entière un rire étrange, un sourire désespéré. Navarre ne semble pas prendre le théâtre au sérieux. Il joue avec lui, pour mieux se jouer de lui. C’est ainsi à côté du théâtre qu’il écrit quand il compose des pièces. Un théâtre oblique dont il n’est jamais dupe.

Le théâtre apparaît autant comme une source (c’est le cas notamment de Butoir, qui donna naissance au Temps voulu), qu’un devenir : la pièce Happy End poursuit à la fois l’un des derniers chapitres de Biographie et reprend la distribution familiale du Jardin D’acclimatation – l’une des premières répliques de Happy End est ainsi, prononcée par le père à Bertrand surgi du noir en fond de scène : « tu as bien tout éteint dans le jardin » [III, 155]) – ou comment le théâtre lui peut être racines et branches, processus d’invention permanente de l’œuvre qui à la fois peut l’inciter comme la développer. Ce chapitre de Biographie est l’avant-dernier : comme un appui terminal, mais jamais une fin. Le théâtre est une façon de lancer le roman — ainsi qu’on dit qu’une douleur lance –, et comme une manière de situer au théâtre l’espace d’une première blessure (au sens où l’entendait Jean Genet) que l’écriture du roman voudrait non pas combler, mais fouiller.

De là l’ultime marge active de ces pièces (la troisième), une marge qui a trait à l’usage intime du théâtre par Navarre : marge d’une vie où Navarre travaillerait à s’écrire différemment que dans les romans, dans les termes mêmes où un écrivain pourrait s’écrire : non pour se dire tel qu’en lui-même il serait, mais pour s’inventer et se réinventer sans cesse, lancer au-devant de lui des identités fragiles et provisoires qui sauraient à la fois le dire et défigurer ses identités : se donner au-devant une origine sans cesse brisée.

Tous ces processus de marginalisation féconde, de marginalités actives – ce que Deleuze nommait dans sa lecture Kafka la minorité –, pourraient obéir à une loi commune.

Ces marginalités successives et superposées, d’abord perçues depuis l’histoire littéraire (en son retrait) ; ou conçue selon l’usage d’une forme (par sa poétique radicale) ; et qu’on peut deviner enfin dans la nature de cette parole (au second degré et oblique) – ces marginalités donc m’ont semblé toutes relever d’une forme et d’un appel, d’une vérité aussi profonde pour chacun des personnages. Vicky dans Les dernières clientes – on verra qu’il/elle est une figure centrale de cette marge – dira : « Nous sommes faits pour la marge. Nés de la marge. Et chacun de nous est une marge. Et creuse autour de lui. Et n’a de compte à rendre qu’à lui-même. » [II, 213]. Vérité profonde qui nomme celle du théâtre lui-même, son énigme et son processus : vérité qui pourrait nommer le sens d’une poétique et l’élément moteur de son exposition et de son dessaisissement, où dire et taire ce qui est en jeu.

Un mot – qui dirait la marge comme puissance à l’œuvre dans l’œuvre – pourrait relever de la vie et de l’œuvre – d’une œuvre où le théâtre serait soudain non plus activité à côté, mais souterraine et en cela essentielle : mot décisif pour cerner autrement ce que le roman déploie.

Ce mot, c’est celui du secret.

Secrète – plutôt que marginale –, telle semble l’œuvre théâtrale de Navarre : et telle semble sa loi.

Une loi, donc, et pas seulement – et pas pauvrement – un motif. Le motif du secret est présent, et puissant, mais pas forcément suffisant pour approcher ce qui fait la singularité à la fois spectaculaire et dissimulée de cette écriture : le secret y est plus sûrement une dramaturgie, et cela n’est pas sans paradoxe ni sans puissance.

En effet, pas une pièce où le secret n’y est à la fois ce qui lie les personnages et travaille la situation ; pas une pièce où ce lien justement n’est pas la crise de la parole et celle des mondes intérieurs. Mais justement, un secret par essence unit et sépare : quand on le partage, il est justement le silence qui exclut à la fois les autres de ceux qui le partagent, et ceux qui le partagent des autres ; dans le secret réside le privilège du savoir et l’écrasement d’être enfermé dans ce privilège sans en jouir du droit. Si on garde un secret en gardant le silence, personne ne saura qu’on possède un secret. Alors : le dire ? Mais le secret disparaît alors. Reste la possibilité de dire que l’on possède un secret sans le révéler. Et c’est une torture qu’on inflige à l’autre et qu’on s’inflige parce qu’on brûle de le dire pour partager avec l’autre, et s’unir à l’autre, réaliser par le secret une communauté des amants de l’inavouable.

Et puis, évidemment, il y a un autre secret, ultime et terrible, qui mine toutes les pièces jusqu’au vertige : le secret qu’on possède sans le savoir. En somme un secret qui nous possède. Celui d’une identité véritable, profonde et évidente, transparente enfin, inaccessible.

Non seulement tous les personnages de Navarre ont des secrets, mais sont eux-mêmes des secrets pour eux, et pour les autres.

Dans La Guerre des Piscines (dont l’intrigue elle-même est un terrifiant secret pour le spectateur qui se dénoue peu à peu : les deux femmes sur scène assises dans un décor de piscine se révèleront en fait derrière une vitre, des mannequins vivants servant de réclame publicitaire), dans cette pièce donc, entre Fan et Cat un secret immédiat surgit. Étrangement, Cat devine que Fan possède un secret : un secret qui semble comme « une tirelire avec une seule pièce » [II, p. 17]. Impossible de ne pas penser que Navarre – qui aime tant jouer en virtuose avec le sens des mots, les retournant comme un gant jusqu’à épuisement de ces significations –, fait signe par cette image à la fois vers la monnaie et vers la pièce de théâtre. Secrètement, Navarre nous donne une règle de son art : une pièce de théâtre pour Navarre doit toujours être mise en pièces. Ou comme la tirelire de Fan : brisée de l’intérieur.

Force singulière de Navarre de nommer – secrètement, sous forme de métaphore qui passe, sans qu’on l’entende vraiment, mais qui résonne… – le processus qui met en mouvement sa pièce, et qui sera celui qui va la détruire.

L’histoire de la tirelire se présente à la fois comme une sorte d’anecdote, une minauderie dans une pièce qui aime jouer à jouer, et comme une fable aussi, une sorte d’allégorie familiale aux allures de contes pour enfants, mais dont le sens peut être à double ou triple tour (et qui n’est pas sans allusion sexuelle aussi, puisqu’un jeu trouble se dessine entre son père et de la marraine derrière cette image de secret à ne surtout pas dévoiler – pourquoi pas : c’est la loi du secret d’appeler à son possible, jusqu’au délire interprétatif et à la paranoïa critique), mais qui, troisième plan plus essentiel encore, recèle la fabrique dramaturgique de la pièce.

Une tirelire qui arrive brisée – et la tristesse qui en émane : quand bien même c’est le destin d’une tirelire en porcelaine seulement : une tirelire qu’on détruit pour pouvoir utiliser. Une tirelire qu’on ne peut utiliser que si on la brise.

Revenons au secret de Fan et de Cat : tout en fait ici est dit (révélé), mais secrètement. Cat n’entend pas (ou entend trop bien) que derrière l’histoire d’amour du père et de la mère (et de la marraine, mauvaise fée, qui vient contrarier l’amour attendu), se dit ce qui va avoir lieu.

Cat demandait ce qu’avait Fan hier, et si elle s’était couchée tard : c’est un secret de femmes [II, 17], avait-elle répondue. En fait, c’est un secret parce qu’il y a un homme. Fan, on l’apprendra plus tard, a couché avec l’homme qu’aime Cat, ce Bob qui travaille aussi dans leur vitrine vivante, personnage qui passera pour montrer ses muscles et disparaître (un corps pur, sans parole ni pensée).

Ce secret une fois éventé, au prix de bien des efforts de Cat – et dans une joie ambiguë de Fan, qui aime tout autant posséder un secret que de le livrer (et elle le livrera brutalement, violemment) – ce secret donc une fois éventé met à mort la pièce : les deux femmes décident alors de tuer Bob (en retirant le matelas dans le fond de la piscine où Bob plonge – pour la galerie, pour de faux : mais le fond de la piscine est bien réel, et sa mort, atroce).

À la fin, la brisure du secret entraîne d’autres éclats : un personnage, un inconnu qui vient de temps en temps s’exhiber devant la vitrine et qui terrifie les deux jeunes filles (personnage dont l’indication au début de la pièce disait qu’il pouvait être joué par l’acteur qui interprète Bob…), ce personnage revient et brise la vitre, dans la terreur des filles – une lumière rouge qui vient du fond de la piscine envahit tout.

Le secret annulé met à mort la pièce.

« Non, c’est beau uniquement si je ne te le dis pas » [II, 47], avait dit Fan. Secret de la beauté, ou plutôt, beauté qui tient dans le secret, parce qu’il appelle à son fantasme et sa projection, qu’il se gonfle du désir de l’autre : il est toujours plus pauvre que l’image qu’on s’en fait… Image du théâtre de Navarre.

Et le théâtre secret de Navarre est assassin.

« Avec toi mon théâtre est assassin (elle rit) » [II, 89] – réplique de Lucy, dans Lucienne de Carpentras, dont le personnage issu du roman Les Loukoums).

Dans cette pièce, le secret est une croyance [2]. Lucienne de Carpentras possède ce plaisir : parler aux morts. Elle loue donc les services d’une société qui embaume des morts et les expose. Ici, le cadavre de X est un beau jeune homme en costume. Mais Lucienne est troublée, ce cadavre, n’est-il pas celui de David, son dernier amant, assassiné par sa maîtresse. « Le public doit toujours se demander si x n’est pas David » note l’indication en ouverture de la pièce [II, 76].

Dans ce jeu de secret et de vérité qui échappe, le personnage d’Abel, l’homme qui embaume les morts pour le divertissement de Lucy en sait beaucoup, mais ne dit rien. Il vient en scène pour jouer des rôles selon le bon vouloir de Lucy. Jouer l’homme séduisant, ou le serviteur, le danseur, etc. Jusqu’au point où ce théâtre des faux-semblants explose (ou implosent), et Abel entre pour jouer le rôle de X – son envers (c’est l’A, bel) (miroir de David – la confusion est total entre morts, vivants, et pseudo amants).

« Et si accident il y a
dis toi que chacun porte en soi
le poème de son émoi
qui ne sera jamais violé
oui, prends des risques avec les mots
même si parfois ils parlent trop »[II. p. 131]

Ce poème que chacun porte en soi, le poème de son émoi, est bien ce qui lie non pas chacun à l’autre (comme pour la première pièce), mais ce qui lie soi-même à sa vérité : vérité qui ne peut se trouver que si on la nomme, mais qui en étant nommé, risquerait d’être brisé et de ne plus être un secret.

C’est le drame de l’identité – drame théâtral : et c’est pourquoi il est chez Navarre crucial.

Là est le lyrisme de cette écriture : le théâtre de Navarre n’est pas un genre littéraire, ou une activité à côté (il est vrai que secret, étymologiquement, c’est ce qui est tenu à part) : le théâtre est ici une manière de prendre la parole à soi et de fouiller la tragédie du voilement (et du viol de l’identité). On peut le trouver dans les romans (d’ailleurs, Navarre présentait le Jardin d’acclimatation comme « le troisième coup de son théâtre des familles », après Le Cœur qui cogne et Je vis où je m’attache), comme dans les entretiens, sa biographie comme dans ses pièces, qui n’est que l’espace radical – la racine – de son creusement et de son dévoilement.

À ce titre, Les dernières clientes – l’une des pièces les plus emblématiques de son écriture, et peut-être la plus belle – paraît une clé dans l’œuvre, une manière de nommer le rôle du théâtre dans son écriture.

Du romanesque à l’autobiographique : la trajectoire semble celle de cette pièce, si le dessin de cette trajectoire répond au secret dans les termes du secret.

De quoi s’agit-il ? D’un roman ample et minuscule. Huit personnages, dans un sauna – qui est en fait un lieu de rencontre homosexuel. On y jouera toutes les formes que peut prendre la relation amoureuse : la séduction, le sexe, la haine, le mépris… Le désir est ici soit caché soit assumé férocement, plus souvent secrètement conduit. On s’invente des noms, on trompe sans cesse l’autre – au sens où on trompe quelqu’un avec quelqu’un, ou avec des mots, ou avec soi-même… –, le secret est une terreur et une joie. Une pièce qui travaille un comique qui pourrait tendre à chaque instant vers le tragique (la fin de la pièce bascule dans l’horreur ; elle est d’une rare douleur, cette fois sans ironie…), secouée d’une joie étrange et désespérée.

C’est aussi un kaléidoscope de figures : huit personnages comme autant de possibles. Il y aurait de la part de Navarre une volonté d’écrire huit identités inconciliables qui pourtant s’unissent par la grâce d’un lieu et d’un désir (celui de l’autre).

Au théâtre, l’auteur ne dit pas je, il confie son je à d’autres qui disent tous je. La dramatisation du récit ne passe que par le dévoilement de chacun qui résiste à se dire. Soit par honte (et touchant l’interdit sexuel ici puissant (« Ici, il n’y a pas de loi [3] ! Il n’y a qu’une règle : il ne faut pas se parler. Et il ne faut surtout pas en parler » [II. p. 163]), soit par peur, soit par jeu.

Au cœur de la pièce, l’un des personnages – l’étranger Dave – se confie : il raconte son histoire qui pourrait être l’allégorie politique d’une génération. Dans sa jeunesse il fréquentait une boite homosexuelle où s’entassaient deux à trois cents personnes : les policiers y faisaient de fréquentes descentes, non pour arrêter les homosexuels (dans une époque où l’homosexualité était pourtant illicite), mais parce que la boite était autorisée à avoir une capacité de vingt personnes seulement. Quand les policiers sont là, on se jette sur les vingt chaises disposées au fond de la salle pour éviter la prison. Fable magnifique et terrible de l’homosexualité telle qu’elle a pu être vécu par ces hommes, qu’on obligeait à s’asseoir sur l’identité, à se cacher en se montrant hétérosexuels, à jouer à un jeu de chaises musicales atroces au sous les yeux de l’hypocrisie du pouvoir [II., 205 et suivantes]

Un second passage témoigne plus puissamment encore du secret comme dévoilement. C’est un passage décisif et unique dans l’œuvre de Navarre. L’auteur qui aime plutôt pratiquer la réplique brève, efficace, lapidaire, et possède l’éclat de la formule qui voudrait faire mouche, compose ici une tirade. C’est un moment d’effusion : là où le secret à la fois s’expose et demeure. Une parole qui se donne, mais qui pourtant n’annule pas le secret, mais en révèle les forces et les douleurs.

Il n’y a pas de quoi en faire un drame ! Ou bien si, un drame d’un autre genre. On frôle la vérité. C’est tellement plus chic. Attention, je vais frôler ! Vous allez entendre la voix du peuple. Et le peuple, ça ne veut rien dire. Et le peuple vous dit merde ! Et les millions de filles et de mecs qui sont comme nous et qui se cachent de tous et de tout, partout, en province, vous disent merde. Merde aux coiffeuses, merde aux honteuses, merde à l’homosexualité facteur de promotion sociale, merde à la publicité qui au ciné, à l’entracte, nous fait dire que nous mangeons des croquolats « postérieurement »… Merde au prix d’entrée des saunas, merde à la mode qui nous couvre de paillettes et qui fait claquer les sacs en faux croco dans le théâtre de boulevard, merde aux minorités opprimées qui s’oppriment, merde à mon chef du personnel qui me demande tous les six mois pourquoi je ne me marie pas et surtout pourquoi je sens si bon, merde à Bob qui n’a jamais voulu revenir chez moi, merde à la nuit quand j’ai froid, et à mes sœurs quand elles n’osent plus m’inviter chez elle de peur que je déculotte leurs aînés, merde aux artistes qui peuvent prendre la parole à notre place justement parce qu’ils sont artistes, merde à tous ceux qui ne veulent pas comprendre que nous sommes coupés, cassés… foutus, tragiques. Pas de bons magiques, rien que des bons tragiques ! Merde à ceux qui parle encore de la Grèce antique et de l’amour courtois, merde aux curés qui viennent vers nous en criant vive la faute, vive le pêché… Merde à ceux qui font l’amour encore en fermant les yeux, c’est Eva Peron qui vous parle, Evita de la Caisse d’épargne, la championne des dimanches, une caissière à la petite semaine, et je ris, je ris, là, dedans, au fond, là dedans, tout crie, tout crie et je dis merde, le plus beau mot de la langue française, un mot simple comme Kodak, un mot qu’on n’oublie pas, merde aux mythos, merde au faux prolos qui s’habillent clodo cher chez Trucmuche rive extrême gauche pour nous draguer et nous expliquer que le fric n’a aucune importance, asseyez-vous, mais asseyez vous, je vous en prie, et ça ne fait que commencer, et si vous en trouvez des meilleurs, criez-les ! Merde à toi, Mehdi, parce que tu fais tout pour me ressembler, et merde à toi, Dave, parce qu’on a toujours l’impression que tu fais un pas de deux avec Gene Kelly dans un Amerloque Paris, merde à toi Laurent parce que lorsque je me suis approché de toi, tu m’as repoussé, c’est ton droit, je sais c’est ton droit, mais je voulais peut-être te parler […] Merde à tous ceux qui parlent de nous et à nous quand nous parlons de nous. Et ça, c’est la seule chose avec laquelle je ne suis pas d’accord. Je n’aurais pas dû le dire. Et vous attendez que je le dise. C’est formidable, n’est-ce pas, être homosexuel ! Oh, moi, vous savez, pas de problème ! Je m’assume ! Je suis heureux ! Je m’accepte ! Alors on m’accepte !… Tout cela est peut-être vrai. Mais il y a une question à laquelle on ne répond jamais. Êtes-vous heureux ? [II, 191-192]

« Quelque chose comme un drame. Rien ne va plus. C’est de ma faute. J’ai parlé. » [II. p. 165.] Le secret est ici un jeu qu’on joue à la roulette (rien ne va plus), une culpabilité latente, mais fausse (culpabilité portée par la société elle-même), et qui devient le processus du drame (quelque chose comme un drame), dans la parole exposée : j’ai parlé.

Cette parole est une insulte. Elle est portée par Vicky, le personnage efféminé qui parle de lui au féminin : c’est celui qui, pour parler comme aujourd’hui, assume le plus son désir.

Parole d’insulte qui est aussi une libération. Parole qui s’entend aussi comme un poème en vers libre. Parole vibrante qui s’adresse (« dans une certaine mesure, j’ai vécu toutes vos histoires » [II. p. 209], dira plus tard Vicky) : comme le théâtre de Navarre est une adresse à ces personnages, qui sont des adresses à soi-même, comme à nous. Tirade majuscule.

Ici, Navarre donne la parole à une minorité de lui-même, tout comme le personnage donne la parole à ce qui le tait et le tue, pour permettre aux autres personnages d’habiter dans cette parole afin de venir à eux-mêmes, d’advenir à eux-mêmes.

Dans Biographie, le grand théâtre de Navarre – on rêverait d’une mise en scène… – il écrit : « Dire je autorise le murmure qui sied à une fin et annonce un début. Combien de fois dans ce texte ai-je frappé le nom de Navarre et tapé le prénom Yves ? Dire “je” autorise la distance qui sied à une fin, et annonce un début [4] ».

Dire je par l’autre, c’est à la fois le drame du théâtre et sa joie, celle qui permet de s’inventer autre. C’est la tragédie de se trouver finalement seulement soi-même, et c’est le désespoir aussi de s’être voulu autre et que cela ne suffit pas encore à être une identité diffuse. Dans les dernières pages de Biographie, c’est le rêve ultime : celui de diffusion, d’être diffus : c’est bien l’enjeu même du théâtre pour celui qu’il l’écrit : s’éparpiller dans les autres, ne pas se donner la parole à soi-même seulement – clôture de l’intériorité –, mais à d’autres qui la porteront.

Théâtres de Navarre : rêve de soi qui n’est pas sans illusion sur le monde et sur le théâtre. Et dont Navarre n’est jamais dupe. Théâtralité qui relève entièrement d’une écriture de théâtre, et non pas celle d’un romancier qui s’essaierait au théâtre. Dans toutes les pièces de Navarre, la situation n’est qu’un prétexte au jeu : tous les personnages y jouent des personnages comme pour redoubler leur être. Dès lors, Navarre joue au théâtre plutôt qu’il en écrit : et par là travaille le théâtre non en romancier, mais en véritable dramaturge, conscient de ces lois, pour mieux braver ses interdits, franchir en contrebandier ses règles. Un théâtre du théâtre, jamais piégé par sa fausseté – combien d’indication incitant à aller vers plus d’artifice… –, mais travaillant au contraire à rendre encore plus faux le faux pour le rendre à sa vérité.

Dans cette théâtralité exacerbée, redoublée, ou au carré – à la puissance –, se dit non pas l’artificialité d’un rôle ou du jeu, mais leur nature : et donc, l’appel à être dépassé.

Il y aurait là toute la foi (et tout le désespoir) dans le geste du théâtre et aussi celui du comédien qui sait que jouer n’est pas l’acte de la fausseté, mais l’exploration d’une vérité enfouie qu’on repousse à mesure qu’on approche, celle des virtualités de son être comme des possibles de l’autre que le comédien comme l’auteur pourraient, un temps, un temps provisoire, mais précieux, fragile et dangereux aussi (parce qu’il le menace), endosser – et briser, mettre en pièces pour mieux ensuite se réinventer.


Portfolio

[1Le théâtre de Yves Navarre est publié en recueil chez Flammarion : Œuvres 1 (Il pleut si on tuait papa-maman ; Dialogues de sourdes ; Freaks society ; Champagne ; Les Valises) (1974), Œuvres 2 [Histoires d’amour ; La Guerre des Piscines ; Lucienne de Carpentras ; Les Dernières Clientes] (1976), Œuvres 3 [Le Butoir ; September Song ; Happy end ; Vue imprenable sur Paris] (1982). Pour plus de commodité, on notera entre parenthèses les références des citations en précisant le volume de ces recueils avec la page.

[2Il y a différents statuts du secret ; et même, il me semble que chaque secret obéit à une loi différente – grande force de ce théâtre de travailler une même dramaturgie (de la rétention et du dévoilement), mais de réinventer à la fois ses mécanismes.

[3Au moment de l’écriture de la pièce, l’homosexualité est illégale.

[4Yves Navarre, Biographie, 1981, p. 680.