arnaud maïsetti | carnets

Accueil > INTERVENTIONS | COMMUNES > Nuit et Jour, ZeigtGeist | Chronique des migrations > Nuit et Jour, ZeigtGeist | L’île de la solitude (les étoiles) #5

Nuit et Jour, ZeigtGeist | L’île de la solitude (les étoiles) #5

lundi 21 mars 2016

Chronique pour la revue en ligne Nuit et Jour, dans la rubrique ZeitGeist (l’esprit du temps) – que coordonne Candice Nguyen [1]


Sommaire : Chronique des Migrations

— Semaine 1, le 17 février : Hospitalité (pour les Suppliants)
— Semaine 2, le 24 février : Des frotnières (cultiver le sel)
— Semaine 3, le 3 mars : Des rivages (des lointains)
— Semaine 4, le 9 mars : Du désir des mondes (les cartes anciennes)


Aujourd’hui : Cinquième semaine : 17 mars 2016



De Cara a la pared, Lhasa


C’est très au nord du monde. Pour l’atteindre, il faut vaincre le froid et la mer et la civilisation des territoires connus. Il faut du courage et le manteau de la nuit. Il faut savoir dire la neige avec d’autres mots et la lumière. Il faut la beauté des yeux qui savent que la nuit traverse le jour pendant des mois.

Il faut y songer très fort pendant toute la vie qui précède.

Après des jours de nuit, quand on pense basculer de l’autre côté du monde où vivent les monstres et les légendes, ou les forêts chaudes d’Afrique, soudain surgit l’île de la solitude.

Je ne sais pas pourquoi les hommes l’ont baptisée ainsi – peut-être avec toute l’eau qui l’entoure, ce baptême n’avait pas besoin de nom. Reste qu’elle possède celui-là, et j’aime penser qu’elle le possédait avant qu’un premier homme ne vienne jusque là et dise : je suis ici.

Sur la carte, l’île est une goutte d’eau. On fait le tour de l’île d’un regard, mais on reste, face à son image, pour regarder son nom, rêver.

Il y a une rue à Mexico qui se nomme calle de la soledad où je me promène souvent, le soir, sur l’écran : il suffit de frapper son nom à la surface de la machine. Mais cette île, je ne peux la voir que d’en haut.

L’histoire du monde est celle des migrations : aller d’un endroit à l’autre, porter le fer le feu ou l’amour, danser vers la colline, franchir, rêver l’horizon comme une conquête ou comme l’espace où survivre – faut-il que la mélancolie de l’homme soit inguérissable pour faire d’une île la solitude ?

À la question « quel livre emporterez-vous sur une île déserte », je réponds toujours : « le livre qui m’apprendra à construire un radeau pour la quitter ». On ne m’a évidemment jamais posé la question, mais je porte cette réponse en moi et la confie à qui la voudra.

Je regarde ce soir les contours de l’île de la solitude comme une promesse et une terreur. À cette heure, des migrants de Syrie prennent la mer. Je regarde l’île de la solitude aussi grande que l’Europe ce soir, en espérant que le ciel sera clair, et les étoiles visibles, et les cris des hommes et des femmes forts et perçants dans la nuit.

Sur l’île de la solitude il neige sans doute. Autant de flocons autant de vagues. Autant d’étoiles. Cette phrase sur les murs de Marseille : La solitude c’est toi.


[1revue par abonnement : je dépose ici mes textes une semaine après publication