arnaud maïsetti | carnets

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première heure du soir

dimanche 6 août 2006



(Extérieur nuit. Extérieur grand ouvert sur la nuit. Ouverte en deux comme un fruit qu’on arrache de l’arbre. Et cracher le noyau. Ici, vous entrez partout, il n’y a pas de sortie. Ici, il n’est pas de tapis rouge déplié vers les leçons de l’histoire, l’apprentissage du destin, de ses lois, de ses codes. Ici non. C’est une machine immense, sans logique ni sujet. Il n’y a pas de sujet. Il y a des noyaux qu’on crache par-dessus la nuit ouverte dehors. Ce n’est pas l’histoire. Ce n’est pas une histoire de plus, non ; de moins, ce serait l’idéal. Mais non. Une machine seulement sans ordre et sans fin, qui voudrait croître par unique désir de remplacer la nuit, la recouvrir. C’est insupportable, la nuit qui se déplie toute seule, qui nous recouvre sous elle. Vous fermez les yeux, attendez qu’elle passe, qu’elle s’éloigne. Elle fait son œuvre seule, sans témoin. Ici il n’y a pas de témoin. Personne ne voit personne tomber, et pourtant – la nuit qui nous recouvre sous elle nous entraîne dans sa chute, c’est certain. Quand la nuit tombe, ce n’est pas seulement le jour qui s’écroule. Pensez-y. C’est autre chose, et vous en faites partie. Vous fermez les yeux – et la nuit passe, vous n’êtes même pas sûrs. Le temps rêve à un temps possible où tout s’arrêterait. Vous dormez, vous ne sentez pas combien le temps pèse différemment la nuit, combien la nuit est plus lente que le jour, laisse traîner les choses dans l’air. Quand la nuit tombe, vous ne sentez pas ce qu’elle entraîne avec elle – vous ne vous sentez pas tomber avec elle. On ne voit rien. On ferme les yeux le temps qu’elle passe.

Alors, extérieur nuit – ouvrir les yeux, comme la nuit en deux, de haut en bas. Arracher aux voix dehors qui continuent, un peu de leur pulpe. Arracher au monde qui se poursuit, poursuit sa propre idée seul sans ordre et sans fin, un peu de son épaisseur, de son bruit – ses voix éparpillées dans les rues sont sa propre rumeur qui s’éteint, qui est en train de s’éteindre – voilà pourquoi nous ne sommes capables de l’entendre qu’aujourd’hui seulement. Ici est la caisse d’enregistrement. Ici est la voix des mondes qui s’échappent. Ici pour toujours le témoin de cette disparition. C’est pourquoi la machine n’a pas de sens. La machine sort. D’elle-même, le plus possible ; d’ici, toujours. Elle passe par la fenêtre, et s’accroche à une voix pour ne pas avoir à parler. Vous verrez. Ce n’est pas compliqué. Il suffit de ne rien en attendre. Il n’y a pas de. Aucune. C’est l’apprentissage du chaos, il faut bien y arriver un jour – ou une nuit. Il fallait bien qu’on y arrive, depuis le temps que maintenant a commencé, le jour où tout s’est fini, où tout a commencé à se finir. Mais. Le chaos n’a pas besoin qu’on le raconte. On raconterait autre chose, on ne dirait rien. On parlerait aux murs. Alors je laisserai ma voix dans un coin, et j’irai dehors écouter les rumeurs du chaos, épouser sa courbe, m’y confondre je ne sais pas. Pénétrer les voix du monde qui disent le mieux les temps qui courent, les temps ici maintenant de fins du monde recommencées.

Je parlerai des voix. Parce que je voudrais encore avoir prise – prise sur ce que le monde produit depuis toujours ; et des voix, encore – où que je sois, c’est toujours des voix ; je serai pire qu’aveugle sans. Pire que sourd. Les voix racontent mieux que les histoires, les origines où se précipiter, les projets où se perdre, les actes qui s’accomplissent : elles disent la croyance encore en une écoute possible ; elles disent le désespoir d’une entente, aussi. Je serai les voix. Je prendrai les voix, comme on prend la parole. Au milieu du hasard, et je continuerai. Je dirai les voix, et je ne dirai qu’elles – jamais les remplacer, ce serait mal. Ce serait s’imposer au dessus de la mêlée – et je n’ai rien à dire ; mais j’endosse le rôle de celui qui parle dans les voix, et se tait en elles, parce que les voix disent le mieux ce que nous sommes au monde – des lambeaux d’une rumeur qui parcourt l’histoire – et je n’en raconterai pas d’autres : je ne connais qu’une histoire : celle des voix qui s’échangent depuis le petit matin. Elle touche désormais à sa fin. Les voix mieux que n’importe quoi d’autres la disent, nue, et froide, terrée dans un coin, attendant qu’on l’appelle, qu’elle se lève pour sauter d’ici, et tomber pour de bon ; la chute de l’histoire qui n’attend qu’un geste, qu’une voix pour s’accomplir.

S’il suffisait de parler de sentiment, de raconter l’incarnation pour produire des mots incarnés – alors nous n’avons pas besoin d’histoire, ni de voix. Seulement d’images, et de corps. S’il suffisait d’imaginer une histoire possible, d’en faire une histoire à lire qui remplacerait celles que l’on n’a pas vécues, alors ce n’est pas de livre dont on a besoin, mais d’imagination, de draps, de lits ouverts sur la nuit. S’il suffisait de faire comme si. Mais ce n’est pas possible. Alors se taire et écouter. Ecouter les voix plutôt, chacune d’entre elles à son secret, peut-être sont-elles une seule voix. Je ne sais pas. Peut-être suis-je une d’entre elles. Ecouter les voix parce que peut-être ce n’est pas de sentiment dont elle s’occupe, mais de ce qui le provoque ; et au moins elles ne racontent pas d’histoire – soyez en sûr : elles les produisent. Elles les forcent. Elles les font taire quand elles crient plus haut. Et crier est ce qu’elles font le mieux.
Ces voix n’ont pas de parole à laquelle se rattacher, ou de figure à dessiner dans le noir pour exister. Je ne leur appartiens pas, et au juste sont-elles ma voix, des instants de ma voix, sont-elles des fragments éparpillés de ma voix dont par éclats, je discerne les élans. A nouveau, je ne sais pas. Ces voix inventent la mienne, et je suis sans doute ce qu’elles désirent le moins. De leur sortie, elles n’ont qu’une mince appréhension. Ce qu’elles produisent, c’est l’instant de leur effacement, toujours entrepris, toujours recommencé, toujours débordé dans la voix qui précède, et dans celle qui suit. Ce qu’elles épuisent, c’est les contours d’un visage désiré. Ces voix ne tissent pas un faisceau cohérent d’intentions : mais des trouées de sens qu’elles dégagent, elles voudraient s’emparer d’un visage comme d’un masque, et sous un cri, le défigurer. Voilà ici. Une machine qui crie. Son propre nom effacé est le cri qui le désigne, et qui disparaît sous le cri. Ici. Une machine qui ne s’interrompt pas au milieu de l’histoire, qui n’a pas de milieu – qui est partout son milieu, sa vitesse. Remplacer la linéarité par la profondeur. Remplacer l’histoire par la nuit. Remplacer le sujet par l’extérieur. La logique des choses par le chaos. La navigation ne fut qu’une suite de naufrages ininterrompus qui n’échouèrent jamais. Quand on regardera dehors, il y aura un fruit mûr tombé au milieu du jardin ; ouvert en deux, et le noyau arraché, le noyau jeté plus loin, bientôt recouvert de terre. Il y aura. Ici, témoin d’un maintenant auquel on finit d’appartenir, d’un maintenant qui n’a pas de lieu, qui a lieu partout, ici et maintenant, maintenant où tout s’achève, et pendant qu’on continue de raconter sur les livres l’histoire inutile ; maintenant, et ici, les voix portent, les voix portent à bout de bras la rumeur d’un monde sur le point de ne plus appartenir à personne, sur le point de prendre le large, de ne plus parler aucune langue, de se perdre sous les voix qui l’appellent et le repoussent. Sur le point de ne plus savoir son nom. Ici, témoin d’un nom en instance.

Ici, encore, où que je sois, témoin d’ici, à jamais.)