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Bob Dylan et le Nobel | « Carelessness… »

vendredi 14 octobre 2016

Février 1966.
« A candid conversation with the iconoclastic idol of the folk-rock set », c’est le titre que propose Playboy à ce long entretien, au temps où le fantôme de l’électricité emportait sa musique ailleurs, là où il n’était pas, où allait le monde en ces temps vibrants et secoués. On lui demande – et on devine la morgue, le mépris de celui qui pose la question – d’où ça lui est venu de prendre la tangente, de trahir la folk politique et la protest-song, d’emprunter le chemin du rock (what made you décide to go the rock’n’roll route ?)

Lui, il répond seulement : Carelessness.

Il dit ensuite : j’avais perdu mon seul vrai amour ; j’ai commencé à boire. S’ensuit un récit délirant et majestueux, réveil dans une salle de billard, une mexicaine l’emmène en virée à Philadelphie, la piole brûle, se retrouve à Phoenix (il ne recule décidément devant aucun symbole), trouve un job comme « Chinaman », longue dérive, et fatalement au bout de l’errance et des aventures, on lui propose d’être une rock star, what could i say ? En face, on relance, comme si on n’avait rien entendu : et c’est donc comme ça que vous êtes devenu un chanteur de rock ?

Non, c’est comme ça que j’ai attrapé la tuberculose.

Le reste est à l’avenant. La légende est toujours dans ce rire qu’on retourne, on est toujours ailleurs. C’est le masque aussi des profondeurs, des blessures, et surtout le désir de lancer devant soi des figures ou des ombres, et on jetterait des chansons au loin pour se donner la force de les rejoindre.

Soit donc ce mot de carelessness. En français, on est démuni. C’est un mot qui porte le contraire et s’affirme. L’insouciance est trop faible, la négligence, trop lâche. Il faudrait autre chose, on ne sait pas, on écoute les chansons plutôt, et le temps passe, qui traverse ce mot et la nuit tombe sur ces mots et ces pensées.

Carlessness : le mot sauve, surtout, des autres pensées, de ce qu’on lit un jour comme celui-là. Dans le café hier soir, ce type à la table d’à côté allume son téléphone par ennui et désœuvrement, il découvre la nouvelle, lance à son amie : « tu sais qui a eu le prix Nobel ? attention, apparemment, ce n’est pas une blague ». La fille en face s’en fout, elle regarde la pluie tomber, elle a raison.

Carelessness est dans son regard, et dehors la nuit tombait aussi avec la pluie, qui s’en souciait ?

Le vieux monde aboie quand même, et ceux qui écrivent des livres sur papier Bible en pensant que c’est là une tâche considérable dans l’ordre du réel se lamentent : un Nobel, vraiment, à un chanteur ? Il paraît qu’ils sont prêt à lancer une pétition ; ils ragent qu’on leur ait volé leur prix pour un chanteur qui s’en fout : le vieux monde n’a plus qu’un dentier pour mordre.

Dylan, lui, garde le silence tout le jour, qu’est ce qu’il aurait à dire ?

Vous avez quoi comme ambitions inassouvies ? lui avait demandé le type de Playboy.

Je suppose que j’ai toujours voulu être Anthony Quinn dans La Strada. Mais pas toujours, seulement pendant six ans ; ce n’est pas un de ces rêves de gosse. Oh, à bien y penser, je crois que j’ai toujours voulu être Brigitte Bardot, aussi ; mais je ne veux pas vraiment trop y penser.

C’est dans la voix aussi, Carelessness, cette torsion entre la rage et la fatigue qui n’a pas renoncé, ou après l’épuisement, quand on se redresse – qu’on regarde par la fenêtre et qu’on n’a que le souvenir d’un vieil homme pour voir le monde, le souvenir d’un vieil homme aveugle qui lui aurait pu avoir les mots, tandis que le monde passe sous nos yeux que le vieil homme n’a plus.

Blind Willie Mc Tell, 1982 (mais paru en 1991, dans The Bootlegs series )

Carelessness : à la fin, on lui demandera si, enfant, il rêvait – comme tout le monde, sous-entend le journaliste – d’être Président.

Quand j’étais gamin, le Président, c’était Harry Truman ; qui voudrait être Harry Truman ?

Carelessness – est-ce que, face à cette négligence, il n’y a pas aussi l’image de l’homme qui aura décidé la massacre de plus de 200 000 morts sur Hiroshima et Nagasaki ? On ne sait pas, peut-être, peu importe disent-ils ; ce n’est qu’un chanteur folk, qu’est-ce qu’il peut penser, politiquement ? Folk, même pas : sur la chemin du rock, les maisons brûlent quand il passe.

Cette année-là, les types paient une fortune pour seulement assister à ses concerts et avoir le privilège de le sifflet et de l’insulter : on le traite de Judas. Lui, carelessness, et play it fuckin’g loud, la voix étranglée.

Qu’écrire des chansons soit la futilité même qui rendait cette tâche essentielle : leçon de Dylan, qui est la nôtre. Carelessness, oui – et dans le désœuvrement, aller et chercher le monde. Endosser la nonchalance comme labeur ; Carelessness : l’abandon qui est tâche, qui est non-renoncement - qui dresse le monde comme une surface à déchirer. Une fois que tout souci de soi est brûlé, et la certitude que tout est plus important que chanter, alors chanter devient essentiel, et terrible. Jeter les mots devant, puisqu’on sait que ce ne sont pas des armes ou des cadavres, mais qu’ils portent en eux cette négligence qui est le contraire de la désinvolture : plutôt la dignité de se savoir, dans le monde, brin de paille dans le vent, et le souffle de ce vent qui lui seul ravage.

On sait déjà le discours de Nobel de Dylan. Tout entier dans ce « carelessness ». Le reste dans le vent.

Moonshiner, 12 août 1963 (mais paru en 1991, dans The Bootlegs series )

Alors, le Nobel à Dylan, une provocation ? Ou une juste manière de saluer un geste et une langue – langue jetée dans le monde et qui l’a façonné, geste capable d’en endosser la charge.

Et pour ceux qui déjà haussent les épaules et sourient en disant c’est rien qu’un chanteur folk, on leur donnerait bien à lire de la folk song taillée dans ce bois, mais ils partiraient en riant et en haussant les épaules sans rien lire. Nous autres, on se plonge dans Visions of Johanna en tâchant de ne pas avoir les yeux crevés, mais mieux voir dans l’ombre qu’est ce monde, peu à peu, combien cette langue s’y lance et nous aide à prendre sa mesure.

Carelessness. Oui, comment prendre encore au sérieux la remise d’un prix ? Et s’agissant du plus sérieux des prix, comment ne pas le recevoir avec ce mot – s’en fiche ? Pour ceux qui le reçoivent comme une insulte à leur noble profession, comme pour ceux qui s’estiment ainsi flattés, même mot : carelessness. Nous autres, on n’avait pas attendu qu’ils condescendent aux lauriers pour entrer dans cette langue [1].

Dylan politique pour finir, puisque c’est la grande question, la première et la dernière : il aurait fait entrer la politique dans la chanson, et il aurait pris la fuite ensuite, lui, pour s’engouffrer dans la futilité rock ? Un Nobel pour avoir été conscience prophétique, porte-parole du combat pour les droits civiques, conscience d’émancipation ? Ou un Nobel pour avoir insufflé dans la culture populaire de masse le souffle poétique, « pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique » ? D’avoir renoncé, en somme ? Double impasse – mais politique de part en part ces années traversées d’un même geste capable de s’adosser sur ce carelessness, celui qui prend acte de la futilité de l’art pour pouvoir se justifier en face du monde, qui seul importe.

Playboy : Une dernière question. Même si vous avait plus ou moins renoncé à la protestation politique et sociale, pouvez-vous concevoir des circonstances pour lesquels vous reviendriez sur votre décision et qui vous persuaderaient de vous investir à nouveau ?

Dylan : Non, à moins que toutes les personnes dans le monde aient disparu.

Écrire, précisément parce que le monde ne s’est pas (encore) suicidé ; écrire de simples chansons, et le faire le plus parfaitement du monde : attester que le monde est encore possible, que vivre en lui est une tâche qui n’a besoin d’aucune raison puisque le monde en est une suffisante (« J’ai cessé d’écrire et de chanter ce qui n’avait pas de raison d’être écrit ou chanté. ») – qui n’en a besoin d’aucune autre, et qui porte en lui la dignité de se savoir inessentiel dans la marche du monde : qu’ainsi nommé, l’écriture de ces chansons rend ce monde nôtre, et la disparition du monde moins probable.

Le Nobel, à Dylan, qu’est-ce qui lui a permis qu’on lui donne ? Carelessness.


[1et évidemment, dans cette traversée qui accompagne mes jours, dette au travail de Grail Marcus, de François Bon, de _KMS