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André Breton | « C’est l’heure des meetings politiques »

en lettres grasses l’inscription « Rien ne va plus »

vendredi 14 avril 2017


« L’Année des chapeaux rouges partie I Pour mieux sauter », André Breton, Littérature Nouvelle Série, nº 3, Mai 1922, p. 9-11.


[…] 

Il faut savoir ce que c’est que de se promener avec un sceptre dans les ruelles de la capitale à l’entrée de la nuit. La rue Lafayette balance de gauche à droite ses vitrines. C’est l’heure des meetings politiques et l’on peut voir au-dessus des portes se détacher en lettres grasses l’inscription « Rien ne va plus ». J’étais depuis un quart d’heure à la merci de ces voyantes funèbres qui, avec des yeux violets, vous demandent obligatoirement une cigarette. On m’a toujours enseigné que la plus haute expression de gravité consistait à parler tout seul. J’étais cependant moins fatigué que jamais. Un des pôles aimantés de ma route devait être, je le savais depuis longtemps, la réclame lumineuse de « Longines » à l’angle de la rue de la Paix et de l’avenue de l’Opéra. De là, par exemple, je n’aurais plus su où aller.

Tâche pour tâche, obligation pour obligation, je sens bien que je ne ferai pas ce que j’ai voulu. Les petites lanternes aux armes de Paris qui font rebrousser chemin aux voitures à partir d’une certaine heure m’ont toujours fait regretter l’absence des paveurs. Il faut les avoir vus, ne serait-ce qu’une fois, l’oeil à leur niveau d’alcool, éviter tout cahot aux loutres gantées de craie. Les pavés de bois sont plus légers que les prières dont le soleil use lentement les bords. Si l’un est plus clair que les autres, il y a dans votre portefeuille une dépêche que vous n’avez pas lue. Cependant, à l’un des plus jolis coudes du boulevard, cette clairière orangée plantée d’un paratonnerre et recouverte d’une houle de Liberty était-elle vouée à la circulation d’animaux plus gracieux que les autres ? Ce fut un jeu pour moi d’enjamber sans être aperçu les quelques fioles de parfum qui voulaient m’en interdire l’accès. Une ordonnance de police paraissant dater du milieu du siècle dernier tapissait en partie le manche d’un instrument en forme d’arbalète que je reconnus pour l’avoir déjà vu incrusté de pierres précieuses à la devanture d’une armurerie des passages. Il reposait cette fois sur une claie de feuillage séché de sorte que je pus croire à un piège. Le temps d’écarter cette idée, je mis à jour les deux échelons supérieurs d’une échelle de cordes. Je décidai aussitôt de faire usage de l’appareil qui s’offrait et me donnai seulement le loisir, quand ma tête fut seule à émerger du sol, de baiser éperdument de loin deux hautes bottes noires fermées sur des bas crèmes. C’était là le dernier souvenir que j’emporterais d’une vie qui avait été courte car je ne me rappelle plus bien si j’avais vingt ans sonnés.

Pour comprendre le mouvement dont était animé ce triste ascenseur, il faut faire appel à certaines connaissances astronomiques. Les deux planètes les plus éloignées du soleil combinent leur rotation autour de lui avec cet étrange va-et-vient. La lumière était celle des boutiques d’eau minérale. Pour quel public d’enfants hagards exécutais des exercices aussi périlleux ? J’apercevais des moulures discontinues passant par toutes les couleurs du spectre, des cheminées de marbre blanc, des accordéons et alternativement la grêle, les plantes ciliées et l’oiseau-lyre. Attendez, naufrages ; soupirez, trompettes marines au son desquelles je serai peut-être un jour reçu par mon frère, ce charmant mollusque qui a la propriété de voler sous l’eau. Peu à peu la lenteur des oscillations me faisait pressentir l’approche du but. Là était le mystère car je n’aurai rien dit en affirmant que soumis à un tel balancement dans l’air supérieur, j’aurais aussi bien pu m’arrêter à Naples ou à Bornéo. Les zones torrides, glaciales, lumineuses ou de clair-obscur s’étageaient, se carrelaient. Quand une jeune fille, dans une ferme, laisse couler à travers sa chambre l’eau d’une source voisine et que son fiancé vient s’accouder à la barre arquée de sa fenêtre, ils partent eux aussi pour ne plus se retrouver. Que d’autres se croient s’ils le veulent à la merci d’un rétablissement : moi que les plus blanches écuyères ont fêté pour mon adresse à lancer leurs chars aveugles sur les routes de poussière, je ne sauverai personne et je ne demande pas à être sauvé. J’ai ri jadis de la bonne aventure et je porte sur l’épaule gauche un trèfle à cinq feuilles. Il peut m’arriver chemin faisant de tomber dans un précipice ou d’être poursuivi par les pierres, mais ce n’est chaque fois, je vous prie de le croire, qu’une réalité.