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Anne-Laure Liégeois et Christiane Taubira | Le partage du commun

On aura tout – Avignon 2017

vendredi 4 août 2017

Texte écrit pour l’Insensé, scènes contemporaines


©Christophe Raynaud de Lage

À midi, les jardins de Ceccano sont le décor du feuilleton théâtral de cette 71e édition. Après La République de Platon / Badiou il y a deux ans [1], et les Chroniques de l’histoire du Festival par la Piccola Familial l’an dernier, ce sont cette année des textes d’émancipation que jeunes acteurs et amateurs font entendre devant une large foule, attentive et fervente. On aura tout est un spectacle qui vibre d’une singulière énergie, d’une écoute dense et sensible. Le spectacle – ou la cérémonie théâtrale en jeu – conçu par Anne-Laure Liégois fait entendre des textes choisis par Christiane Taubira : chaque jour, un thème est traversé et nourri par les grandes écritures, les langues puissantes – on entend Hugo et Césaire, Senghor, Chamoiseau, Darwich, Jaurès ou Barbusse, les auteurs du panthéon personnel de l’ancienne ministre de la Justice, mais qui sont aussi ceux d’un certain horizon politique. Lequel ? Celui qui lie les hommes ensemble, fait le pari de l’émancipation au nom d’hier et pour demain. Dès lors, ce qui se joue tient autant dans le travail, puissant et délicat, de l’adresse, que dans l’écoute, dense et tenue : une expérience commune, qui prend le risque du commun, choisit l’audace de l’émotion comme politique, et puisque rien n’est jamais acquis ni donnée, fait de cette traversée un recommencement de chaque jour.

Il faut venir tôt chaque jour pour trouver une place, sur les bancs ou à même le sol, voire suspendu aux branches des oliviers du jardin de Ceccano. Ce jour-là, une jeune femme me demande si la place est libre : quelle place ? Nous sommes déjà serrés sur ce banc. Mais nous ferons de la place. Cette jeune femme (Guyanaise) me confie un proverbe en créole : « a ban court ki fé gogo kontré ». Ce sont les bancs courts, qui produisent les rencontres. Un proverbe qu’aime sans doute Christiane Taubira, me glisse la jeune femme.

Sur les bancs de l’Assemblée qui produisent moins des rencontres que des invectives, elle avait su faire entendre sa voix : les voix des poètes et des langues, l’art de faire de la rhétorique politique autre chose que des slogans de la communication, mais une façon d’envelopper l’action dans la colère, ou la beauté. Anne-Laure Liégois a levé une estrade, plutôt qu’une tribune, pour faire entendre les textes qu’elle aime et qui la portent : quatorze épisodes, quatorze midis pour traverser ces paroles et ce qu’elles soulèvent.

Le projet est généreux, et risqué. À dresser ainsi un théâtre pour les textes d’émancipation, qu’est-ce qui empêcherait l’action politique d’être réduite à un patrimoine, soit un monument à saluer, et non plus à défendre ou à conquérir ? Puis, en choisissant de faire de la lecture frontale la scénographie essentielle de l’adresse et du jeu – sans affectation, sans action scénique, sans protocole spectaculaire –, le risque est grand aussi d’escamoter la portée de ces textes, de lisser les dissensus, de fabriquer l’être-ensemble sans aspérité d’un vivre-ensemble sans contenu, et dévitalisé. Enfin, en confiant la parole à de jeunes acteurs du Conservatoire de Paris et à des amateurs volontaires, c’est un troisième péril qu’affronte le spectacle : établir des inégalités à vue, partager l’espace entre ceux qui seraient maîtres de la parole et ceux qui seraient dominés par elle. Trois dangers – culturel, politique, et esthétique – que le projet n’évite pas, mais affronte avec franchise, et traverse, et renverse.

Cela tient au travail généreux fait avec les acteurs, jeunes déjà presque professionnels, ou amateurs : des répartitions claires, des soutiens, des scansions, des échanges nets – chacun est en appui l’un sur l’autre. En tout, refus des moments de bravoure, et soin d’exposer la fragilité de tous sans impudeur. Cela tient aussi à la dramaturgie construite par chacune des journées : tissage des textes de fiction et des discours, des poèmes anciens et contemporains, des langues et des voix, des territoires de prise de parole. Ce qui est cherché, ce sont des articulations, des ponts, des réseaux. La parole poétique n’est pas reléguée au rang d’ornement ou d’illustration, et le discours politique n’est pas le centre vecteur d’une vérité. Ce qu’on entend, c’est que l’émancipation joue dans la langue parce qu’elle est le lieu où elle ouvre à l’action, où elle appelle en nommant, en désignant, en donnant à voir. Mais la politique n’est pas la poésie, et c’est la grande élégance, l’évidente force du travail, sa dignité. Ce qui importe, c’est le geste de soulever à soi dans les mots des forces qui appellent à l’action ou la conduisent.

Dès lors, une question : les tréteaux sont-ils tribunes ou théâtre ? Ni l’un ni l’autre, mais on regarde ce qui nous entoure : place, bordée d’arbres, entourée par deux murs, mais ouverte sur la rue, la ville qui souffle sa respiration chaude, bat tout près. On est au milieu de quelque part, et en dehors. On est au centre de ce qui entoure, on est enveloppé. C’est la position de la parole, de ce théâtre, de ces textes, qui rappellent à chaque nouveau commencement le prix de la lutte et ses enjeux, et comme elle n’est jamais achevée pour arracher des droits que personne ni rien ne cède pour rien.

Dans le passionnant entretien qu’accorde Anne-Laure Liégois et Christiane Taubira, cette dernière a cette phrase : « Au jardin de Ceccano, nous ne sommes pas dans l’arène politique, nous ne sommes pas dans le moment du combat : nous en partageons les traces. » Lucidité de la femme politique qui sait que le théâtre n’est pas l’espace central où les droits se conquièrent, mais le lieu d’un dépôt, ou d’un appui.

Ainsi, ces midis sont souvent le temps de la mémoire, mais d’une mémoire active, activée par le flux des textes qui se répondent d’une époque à l’autre. Enjeu mémoriel ? Peut-être : mais sans ostentation, et qui échappe à la pesanteur du devoir moral de la mémoire à laquelle être fidèle. D’ailleurs, les textes font alterner immenses morceaux du socle culturel et auteurs méconnus, grands tissus de prose, et délicats poèmes oubliés. Ces derniers ne sont pas sans force, sans violence.

Le 20 juillet était consacré à l’esclavage, et la dramaturgie de la séquence a été conçue par le jeune metteur en scène Nelson-Rafaell Madel. Elle s’ouvrait sur un texte de Franz Fanon et donnait le ton du jour, de la semaine, de l’ensemble du projet :

N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIe siècle ? Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se dérober, me poser le problème de la vérité noire ? Dois-je me confiner dans la justification d’un angle facial ? Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. Je n’ai pas le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués. Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc.

Point de textes de la James Baldwin ici, ou des Black Panthers, du PIR (on peut le regretter, aussi, même si on le comprend) : l’horizon politique de la réconciliation est clairement porté comme un préalable à tous les partages.

Ce n’est pas ici l’enjeu du spectacle de faire de la politique, ou d’être politique, c’est-à-dire de construire les tensions à l’œuvre dans l’histoire et entre les hommes. Spectacle en amont de la politique, il dit plutôt le socle éthique des relations. Il s’agit avant de construire un monde de le dire : et de trouver les hommes capables de l’habiter. Comment ? Ce sera au politique de le dire, justement. « Trouver l’homme où qu’il se trouve », dira Fanon, également, ou le jeune homme qui dira le texte – qui sera justement Nelson-Rafael Madel, et avec lui, les jeunes hommes noirs et les vieillards blancs, les femmes et les enfants. Sur scène alterneront des corps qui feront ce travail de prendre la parole et de la donner toute à la fois, refusant à parts égales l’incarnation d’un autre et l’interprétation de soi. « Nous proclamons l’unité des souffrants et des révoltés », dira plus tard un texte de Jacques Roumain.

Vers la fin, on entendra un texte en créole, comme on entendra le lendemain un chant arabe ; comme on entendra une femme chilienne porter son accent d’étrangère pour dire l’autre et l’ensemble.

Parole du consensus, mais qui n’abolit pas l’altérité : c’est la tension, fragile et forte, de ce spectacle, de ces spectacles, puisque chaque jour tout est remis en jeu.

Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans des prairies furibondes ; les ciels d’amour coupés d’embolie ; les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d ‘épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves.
 
Qu’y puis-je ? / Il faut bien commencer./ Commencer quoi ? / La seule chose du monde qu’il vaille la peine de commencer. / La Fin du monde, parbleu !

Aimé Césaire

L’hostilité n’est jamais absente de ces textes de lutte, mais elle est posée à chaque fois comme un commun, comme un partage :


… nous sommes des marmonneurs de mots.
 
Des mots ! quand nous manions des quartiers de ce monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots ! ah oui, des mots, mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz de marée et des érésipèles et des paludismes, et des laves, et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes…

Aimé Césaire

Dans le Jardin, l’écoute est souvent d’une extrême tension, et rares sont les moments où des applaudissements interrompent les lecteurs, les lectures : lors du midi consacré aux violences faites aux femmes, de longs applaudissements ont accompagné la fin, comme pour demander un rappel. La fin suit d’ailleurs toujours le même rituel : les lecteurs du jour remontent sur l’estrade, bras levé avec les textes en main qu’on tend comme une force, comme une chose vive et réelle, et concrète, et qu’on donne ensuite aux spectateurs.

Dans un entretien récent, En quel temps vivons-nous ?, Jacques Rancière réclame l’existence d’oasis de paroles, de discours posés à côté et au milieu des actions : c’est le franchissement d’une rive à l’autre qui importe, les passages, les traversées.

Le 21 juillet, séquence autour de la guerre. Discours de Jaurès, de Barbusse : la paix est évidemment l’horizon commun de ce territoire. Mais quand surgit le texte de Delbo sur les convois vers les Camps ; celui de Genet sur les cadavres de Sabra et Chatila, celui d’Artaud – qu’on recopie ici, pleinement, pour trouer ce texte comme il troua l’air de ce midi, au Jardin de Ceccano :

©AM

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Je ne crois plus aux mots des poèmes, / car ils ne soulèvent rien / et ne font rien. / Autrefois il y avait des poèmes qui envoyaient un guerrier se faire trouer la gueule, / mais la gueule trouée / le guerrier était mort, / et que lui restait-il de sa gloire à lui ? / Je veux dire de son transport ? / Rien. / Il était mort, / cela servait à éduquer dans les classes les cons et les fils de cons qui viendraient après lui et sont allés à de nouvelles guerres / atomiquement réglementées, / je crois qu’il y a un état où le guerrier / la gueule trouée / et mort, reste là / il continue à se battre / et à avancer, / il n’est pas mort, / il avance pour l’éternité. / Mais qui en voudrait / sauf moi ? / Et moi, qu’il vienne celui qui me trouera la gueule / je l’attends.

… quelque chose se rompt dans l’ordre des choses, et on comprend qu’il ne s’agit pas ici de nous convaincre de la paix, ou de la chanter pour conjurer la guerre : mais d’en appeler à l’histoire, plutôt, et de faire levier sur l’émotion, cet affect politique.

Ce serait finalement là que puiserait le spectacle et qui constituerait sa force : poser que l’émotion nous anime, et agite encore le cours des idées et des forces, et des hommes et des lois, que la poésie n’est pas une langue à côté des choses, mais ce qui dans les choses les conduit et les soulève, ou les éteint, les absorbe, les annule. Qu’elle n’est pas émancipation par essence, mais que l’émancipation tient à l’adresse qui la saisit. Ainsi se répondent discours et poèmes, et récits, fictions et témoignages : dans le soulèvement contenu en eux, qui peuvent rester lettres mortes, ou pierres vives.

Pierres vives ? C’est-à-dire le contraire de la monumentalisation de la culture, de la mise en murs des textes pour objet de vénération. Corps qui ici s’appuient de toutes leurs forces sur ces textes pour les porter, à bout de bras.

Dans Sabra et Chatila, Genet marche au milieu des cadavres. Il les compte puis renonce. Les regarde, scrute les couleurs, les horreurs, les terreurs. Et puis, quelque chose se brise en lui.

C’est alors, en sortant de la maison, que j’eus comme un accès de soudaine et légère folie qui me fit presque sourire. Je me dis qu’on n’aurait jamais assez de planches ni de menuisiers pour faire des cercueils. Et puis, pourquoi des cercueils ? Les morts et les mortes étaient tous musulmans qu’on coud dans des linceuls. Quels métrages il faudrait pour ensevelir tant de morts ? Et combien de prières. Ce qui manquait en ce lieu, je m’en rendis compte, c’était la scansion des prières.

On se trompe peut-être en en faisant une image, tandis que l’expérience, décisive, terrible, ne relève que d’elle. Et pourtant, ce midi, elle témoignait de ce qui agissait ce lieu : autour de nous, on agissait des noms, autant de cadavres de poètes morts, d’idées défendues, passées dans la loi et oubliées, ou perdues, ou négligées ; mais dans l’absence, dans l’élégie des noms, s’exposait le désir d’un chant qui voulait soulever à soi les morts pour appeler la vie en eux, et en nous.

© Christophe Raynaud de Lage

Portfolio

[1Occasion de rappeler le bel ouvrage publié aux Solitaires Intempestifs autour du spectacle et de ce dont il a pu témoigner : Les Cahiers de la République (ou l’épopée… d’un théâtre en marche), sous la direction de Yannick Butel.