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Écritures numériques, scènes du moment

WebSatori

dimanche 24 septembre 2017

À l’initiative de Gilles Bonnet, ce texte sur l’enjeu du moment dans les écritures numériques. Il est publié en ligne dans un recueil sur la notion de Satori – l’instant – accueilli dans la plateforme Komodo 21, avec des articles de Gilles Bonnet, de Dominique Pety, de Corentin Lahouste, de Marie Laure Rossi, et de Thierry Crouzet.

Ce texte prolonge quelques réflexions engagées, et poursuivies, avec et surtout l’an dernier, avec Michaux. Ici, c’est Segalen qui fait levier.


Résumé

À partir d’un poème de Victor Segalen, « Moment », issu de Stèles, composé en 1912, on se propose de penser (de rêver) l’écriture numérique à l’aune de la notion chinoise du Wen : l’écrit arraché au temps. Ce punctum qui à la fois le fixe le présent et le nomme, le réinventerait aussi et rendrait possible notre présent. Hypothèse : ce poème nommerait l’instant analogue à celui de l’écriture numérique : nommerait le temps dans lequel elle plonge, qui est celui de l’instant – un surgissement et un abime, une lancée et une perte, une apocalypse, un désastre et une épiphanie.


Écritures numériques, scènes du moment

**1. Moment – enjeux du Wên


Moment
Ce que je sais d’aujourd’hui, en hâte je l’impose à ta surface, pierre plane, étendue visible et présente ;
Ce que je sens, — comme aux entrailles l’étreinte de la chute, je l’étale sur ta peau, robe de soie fraîche et mouillée ;
Sans autre pli, que la moire de tes veines : sans recul, hors l’écart de mes yeux pour te bien lire ; sans profondeur, hormis l’incuse nécessaire à tes creux.
Qu’ainsi, rejeté de moi, ceci, que Je sais d’aujourd’hui, si franc, si fécond et si clair, me toise, et m’épaule à jamais sans défaillance.
J’en perdrai la valeur enfouie et le secret, mais ô toi, tu radieras, mémoire solide, dur moment pétrifié, gardienne haute
De ceci… Quoi donc était-ce… Déjà délité, décomposé, déjà bu, cela fermente sourdement déjà dans mes limons insondables.

Victor Segalen, Stèles


« Sous les Han, voici deux mille années – écrit Victor Segalen –, pour inhumer un cercueil, on dressait à chaque bout de la fosse de larges pièces de bois [1].… » Stèles percées qui permettaient que descendent en terre les tombeaux – et sur lesquels on écrivait en mémoire du mort des mots secrets, élégies ténébreuses ou joyeuses arrachées à l’instant de l’écriture pour les siècles à venir qui ne sauront pas les lire. « Le style doit être ceci qu’on ne peut pas dire un langage, car ceci n’a point d’échos parmi les autres langages et ne saurait pas servir aux échanges quotidiens : le Wên. Jeu symbolique dont chacun des éléments, capables d’être tout, n’emprunte sa fonction qu’au lieu présent qu’il occupe ; sa valeur à ce fait qu’il est ici et non point là [2]. »

Dans cette Chine impériale où le monde est un alphabet, chaque direction trace un signe dans l’air. Au sud sont les stèles du pouvoir, celles de l’Empereur et des dignitaires ; au nord celles de l’amitié ; à l’est, consacrées à l’amour – et à l’ouest, dédiées à la guerre.

Et puis, il y a les autres stèles, plantées au hasard le long des chemins où l’on vient ici se perdre pour cela : se perdre et lire les stèles et la mémoire perdue, ce qui jadis était présence pure et qui n’est plus que signes épars dans le lointain.

Enfin, il y a d’autres stèles, qui « ne regardent ni le sud ni le nord, ni l’est ni l’occident, ni aucun des points interlopes, [et qui] désignent le lieu par excellence, le milieu. Comme les dalles renversées ou les voûtes gravées dans la face invisible, elles proposent leurs signes à la terre qu’elles pressent d’un sceau. Ce sont les décrets d’un autre empire, et singulier. On les subit ou on les récuse, sans commentaires ni gloses inutiles — d’ailleurs sans confronter jamais le texte véritable : seulement les empreintes qu’on lui dérobe [3]. » Ce sont les stèles décisives, terribles et mineures. Les stèles du moi : non de l’intime exacerbée, plutôt d’un soi commun et insondable, partageable, ultimement dérobé et offert par l’écriture [4].

Segalen nomme Stèles le recueil qu’il compose en 1912 dans lequel il recompose les stèles vues dans Pékin, cherchant à traduire dans les mots de sa langue les idéogrammes déposés sur les pierres anciennes qui ont avalé les signes qu’il tâche de déchiffrer, de l’autre côté des siècles, par-delà la langue et par-dessus les cadavres en poussière en l’honneur de qui on creusa le bois, la pierre et la terre sous elle. Stèles, ou la volonté de dire en retour la mort et la langue pour la traverser, de redoubler l’élégie par l’écriture, la désigner soudain, et par là inventer, encore et encore, les formes de vie qui la renverse.

Soit dans Stèles, celles du milieu, et parmi elles, l’une que Segalen nomme « Moment [5] » – cette stèle qui désigne le geste d’écrire l’instant et ce qu’il dérobe de sa volonté pour toujours.

C’est une rupture, une brèche.

S’y engouffre le geste entièrement accompli d’écrire qui s’abîme en lui. Le poète rejoue la geste ancienne : il se penche sur la pierre pour dire l’instant, et au moment où il dépose les mots, l’oubli le terrasse. Mais comble du paradoxe : le poème est alors fait, de cet oubli même qui demeure seule trace de l’instant, signe élégiaque qui porte en elle toute mort, et surtout celle qui met la mort au passé [6].

Mais ce n’est pas un geste miroir, ou tautologique de l’écriture perdue en lui. Simplement, quand la pierre boit la lettre, quelque chose se décompose, dans l’instant, s’arrache et s’anéantit. Le temps de l’écriture devient l’espace d’un instant, cet instant qui, se fixant, produit son effacement.

La pierre qui devait être garante d’un sens fixe et pérenne modifie les contours de la lettre et redéfinit ces ombres : l’espace de l’écriture prend corps non plus dans le socle d’une clarté éternelle, mais au contraire au lieu d’un secret transitoire, d’un mystère d’autant plus insondable que celui qui l’a déposé demeure à vif, et plus lourd encore d’un trouble intérieur, et non pas soulagé ou débarrassé d’un poids. Ce tressaillement prolongé relève de l’écriture autant que les lettres gravées : et entre la vitesse du désir d’écrire et la pérennité recherchée, quelque chose fraie et déchire davantage, qui est le moment d’un instant : ce temps suspendu, qui n’appartient ni à la pierre ni à soi, mais peut-être au temps lui-même : celui du Wên.

Le mot Wên est intraduisible : il est l’idéogramme chinois qui peut désigner, faute de mieux, l’écrit. Ou l’écriture ? C’est littéralement un croisement des traits [7]. Ce peut-être un tatouage, des lignes – l’aventure de leur rencontre, comme l’écrira Michaux [8] –, des dessins qui finissent par dégager des formes. C’est le visible des choses, telles qu’elles sont retranscrites à la surface du monde. Le Wên désigne surtout quelque chose de primitif, à la racine de l’être : une figuration simple arrachée à l’aura même du réel. C’est d’ailleurs le racine de tous les termes aujourd’hui employé pour évoquer le fait de tracer des lignes : « écriture » (wen-zi), « langue écrite classique » (wen-yan), « texte » (wen-zhang), « littérature » (wen-xue), « culture » (wen-hua), « style » (wen-ti)… C’est l’écriture au sens graphique – ou la littérature comme ensemble, voire l’espace où s’amassent les signes, ou le langage écrit par opposition au langage parlé : et c’est aussi le lieu de l’imaginaire. Le Wên est pour Segalen tout cela à la fois, mais surtout le territoire propice d’une modernité qui saura relever la poésie occidentale [9].

**2. Intensité, radicalité, plasticité : Wên numérique

De la Chine médiévale à l’Orient aperçu par un poète européen dans un Empire à l’agonie, toute une distance : et quelle leçon pourtant, pour nous, aujourd’hui ?

C’est dans l’écart que Segalen avait désiré retrouver la force de refonder une langue, hors tout exotisme et volonté de nier la radicale altérité de l’ailleurs, mais dans la saisie d’un geste capable de transcender la nature propre de l’art, là où précisément l’instant a lieu. Et c’est dans cet écart qu’on peut, en retour, considérer le présent, notre moment et nos écritures les plus contemporaines. Écart qui n’est pas un détour : au contraire. Une façon de se réapproprier les outils et les formes.

Lire le présent, c’est puiser dans le temps ses devenirs pour en saisir les mouvements. Dans ses récents cours au Collège de France, Patrick Boucheron interroge l’histoire et le passé : le passé surgit dans la déchirure au présent, dit-il en substance, déchirure d’un temps qui soudain n’est plus. Penser la littérature dans ses formes présentes, c’est aussi considérer ces généalogies fécondes et tenir le présent sur la durée des siècles. Le pari ici [10] tend à considérer les écritures numériques non comme un pur surgissement du neuf, mais comme un prolongement de gestes et de pratiques qui toutes auront travaillé l’inscription de l’instant à la fois comme un procédé et comme une forme…

« Chaque temple avait sa stèle. Au moyen de l’ombre qu’elle jetait, on mesurait le moment du soleil », note Segalen dans l’avant-propos de Stèles. Mesurer le moment du soleil au moyen de son ombre, c’est peut-être la tâche de tous ceux qui voudraient non contempler l’art et ses formes, mais vouloir engager avec le temps un dialogue à travers les arts – cet envers de la vie –, ceux qui en recueillent les forces et en disposent pour les vivants, à l’instant de nos existences.

Alors, entre ces stèles et nos sites, quel rapport (de forces) ? Justement une question de rapport, et de forces, où le Wên tel que l’a conçu Segalen pourrait bien être un instrument de pensée du contemporain, puisqu’il est le geste de l’instant, du moment.

Ce moment est dans Stèles précisément saisi dans le poème « Moment », qui nomme cette stèle insondable devant lequel l’homme se tient, qui vient de la graver – ou qui est en train de la graver. Entre lui et la pierre, tout ce qui sépare la volonté et son l’inscription : et pourtant, le poème existe, qui dit l’inexistence d’un poème.

Hypothèse : ce poème nommerait l’instant analogue à celui de l’écriture numérique : nommerait le temps dans lequel plonge les écritures numériques, qui est celui de l’instant – un surgissement et un abime, une lancée et une perte, une apocalypse (catastrophe, révélation et redéploiement), un désastre et une épiphanie. Et la pierre qui reçoit la gravure, l’image de l’espace virtuel de ces écritures, qui à la fois accueille et remodèle, reçoit et refaçonne, inscrit et écrit, sculpte et diffuse. Quant au lieu élégiaque, singuliers sont les sites internet dressés dans l’au-delà même de leurs auteurs, et cependant livré à la précarité transitoire de technologies toujours menacées par leurs obsolescences en cours et programmés.

Si les Stèles sont comme nos sites, c’est aussi en raison de l’espace de leur surgissement qui désigne leur fonction. Segalen avait noté qu’elles sont dressées dans ces terres du milieu qui ne pointent vers aucune direction décisive du réel tel que le monde l’organise : aujourd’hui, les lieux et les paroles consacrés au pouvoir, à l’amitié, à l’amour et à la guerre sont si nombreux qu’ils occupent tout le champ du discours et de la vie : d’autres stèles sont livrées à ce qui reste, qui n’est rien et qui est tout : et signe notre appartenance à cette vie commune. Ce sont des stèles sans objet, sans autre direction que ce milieu au sujet duquel Deleuze et Guattari écrivaient qu’il n’est « n’est pas du tout une moyenne, c’est au contraire l’endroit où les choses prennent de la vitesse » [11]. Stèles et sites de l’entre des choses, où l’entre « ne désigne pas une relation localisable allant de l’une à l’autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu » [12]. Cet entre qui pourrait désigner de part en part le Web, à la fois relation et espace, vecteur et propulsion, semble bien cet espace décroché du réel, sans efficace sur la marche du monde, et qui cependant vient l’envisager, le dévisager, et tâche d’en intensifier l’expérience, et qui surtout est produit dans l’instant, par l’instant, pour l’instant – conçu comme une vitesse.

Ce milieu – « lieu par excellence », notait Segalen – est ainsi celui des sites par localisation, nature et fonction, parce qu’ils prennent appui sur ce qui littéralement, n’existe pas, n’ont pas d’autre utilité sociale que d’exister pour eux-mêmes, ni d’autres rôles que d’être cette ouverture infinie à l’instant de l’écriture qui viendrait en retour questionner le monde : l’espace numérique, objet fermé, mais sans bord ni frontière pour paraphraser la physique moderne [13], « comme les dalles renversées ou les voûtes gravées dans la face invisible, proposent leurs signes à la terre qu’elles pressent d’un sceau. »

Sur les stèles chinoises, l’important était l’empreinte : elle relève autant du geste de l’artisan qui grave sur la pierre les idéogrammes que la pierre elle-même dont les aspérités irrégulières et la porosité relative écrit elle aussi, en agençant et recomposant les contours des lettres.

Les sites d’écritures numériques sont conçus ainsi : où ce qu’on y lit est autant le texte que leur support, la pierre dressée par le code qui sculpte et compose une page, dans sa matérialité sensible et plastique.

Ainsi le site propose-t-il un instant, un objet et une langue : un temps et l’expérience de sa saisie confondue dans une forme. Rien de différent en cela ni de neuf avec le livre imprimé ? Certes. Mais il s’agit de défendre, contre le mythe illusoire d’un surgissement neuf hors de toute histoire, que les écritures numériques prolongent des pratiques littéraires dans le triple sens d’une radicalité, d’une plasticité, et d’une intensité – comme l’avait proposé déjà Sébastien Rongier [14], suivant les travaux de Catherine Malabou et son regard sur la plasticité qui serait le régime de l’art de nos jours, qui supplanterait celui de l’écriture [15].

En cela le site est une stèle, mais triplement autre : une stèle radicalement dressée, plastiquement conçue, intensément éprouvée. Et ces trois directions s’orientent justement dans la perspective du temps, de la conjonction du présent et de la présence : celle de l’instant s’il est l’arrachement du passé et la transcription d’une durée vouée à produire son effacement. Sous l’image de cette stèle, c’est le crépuscule aussi d’un rapport au temps : et son renouement. Le passage d’un régime de l’écrit à celui de sa plasticité, une dynamisation intermédiale, multimédia, à la conjonction du texte, de l’image et de la voix.

En cela, le double détour par le passé de la Chine – celle de l’Empire médiéval et du début du XXe siècle tel que l’a lu Segalen – n’est pas une analogie, plutôt un essai de généalogie des écritures du présent, dont le présent serait le critère. Or, ce critère, c’est aussi la matière des écritures numériques – et c’est celui qui fonde en partie l’éthique du Wên.

**3. Satori & Wên : fabrique du moment

Si le Satori est l’éveil – terme qui dans le vocabulaire spirituel désigne celui de Bouddha –, le Wên est ce geste qui réalise le temps au moment où celui-ci est saisi. C’est en somme le satori du langage : sa fabrique, ou ce qu’en grec on nomme la poïesis. Or, fabriquer du temps, c’est tout l’enjeu radical des écritures numériques – et c’est, dans l’espace plastique de sites qui composent incessamment et reconfigurent l’écriture dans l’espace de pages mouvantes que ce temps s’élabore, c’est dans l’intensité d’un présent par essence ajustée à sa production qu’il se crée : c’est en somme l’instant dont il émane et qu’il formule pour se réaliser.

Car ce qu’on lit sur les sites numériques, c’est du temps fabriqué en langage. L’écriture y est contemporaine de sa publication et de sa diffusion – et du monde qui surgit sur la surface même des écrans où on les lit. La date qui figure en tête ou sous les textes n’est pas seulement une indication : elle relève du texte en tant qu’elle le date, l’érige dans un présent qui ne peut se lire que comme du passé, même différé – mais qui demeurera présent à chaque vue sur la page.

Cette fabrique du présent [16] n’est pas seulement la production d’un temps tel qu’il passe : comme le Wên lu par Segalen – et singulièrement dans le poème « Moment » –, ce temps est travaillé par la surface qui l’accueille, et vient interroger en retour celui qui l’a déposé.

Combien de sites qui exposent la fabrique de leur travail, faisant du temps surgi sur l’écran non pas vraiment la cristallisation d’une vérité, mais plutôt le dépôt d’un moment transitoire que recompose la page ? Sur le site de Guillaume Vissac, Fuir est une pulsion, on peut lire les différentes versions écrites d’un même billet : brouillon ? Ou plutôt recomposition latente d’une écriture ? Sur le site de Daniel Bourrion, Face-écran, un onglet « révision » permet d’accéder également aux strates successives : l’état final n’est finalement qu’un instant plus proche du dernier passé, un présent provisoire toujours menacé par un achèvement plus contemporain.

Mais ces exemples limites ne font que spectaculariser – et rendre lisibles, à la surface – des pratiques qui partout essaiment, même invisiblement, et remuent en profondeur. Ce qu’on lit dans un site, c’est avant tout le site et l’instant de sa reconfiguration permanente : son architecture et ses réseaux propres. Voir le Commettre de Pierre Coutelle (aujourd’hui en sommeil), ou les travaux de Julien Kirch à partir de remue.net et au-delà.

À cet égard, le paradigme sans modèle pourrait bien être le désordre de Phil de Jonckheere, dont la page d’accueil par exemple se reconfigure chaque jour, et dont chaque page est indépendante de sa source, construite pour elle-même comme sa propre totalité.

Le temps du site, c’est en somme cet instant qui abolit en lui-même toute la durée qui l’a élaboré – et qui lui donne son image.

À l’ouverture du site de Mahigan Lepage, on pouvait voir jusqu’à cet hiver un hall d’aéroport (en fait, plusieurs halls puisque différentes images s’enchaînaient en fondu) : et l’ensemble de la structuration du site jouait à sa propre fiction, avec portes d’embarquement, villes à visiter, passage par des sas de transition, salles d’attente… Le site donnait à lire son inscription et la manière dont il s’inscrivait pour lui-même : son temps était celui de sa fabrique, rigoureusement contemporaine à sa stratégie d’éditorialisation. Mais cette version n’est plus en ligne : dernièrement (à l’hiver 2016/2017), Gwen Catala a réorganisé le visuel du site, proposant des entrées en adéquation avec les activités actuelles de Mahigan Lepage (aujourd’hui engagé dans un travail de traduction). C’est aussi cela, l’instant du site : le Wèn de son organisation constante est celui de son passage incessant, d’une actualisation du présent. Tous les anciens textes se retrouvent dans la version actuelle du site pour laquelle ils n’ont pas été écrits, mais qui déterminent aujourd’hui la lecture, dans la partie « bazar » du site.

On pourrait multiplier les exemples de ces mises à jour qui plongent dans une autre lumière – et une autre obscurité aussi… – les textes déposés sur la « base de données » (on peut évoquer la réorganisation à l’automne 2010 de Liminaire, par Pierre Ménard, qui rassembla sur un même site plusieurs de ces blogs alors agencés en constellation…).

Mais si on devait s’attarder encore sur l’exemple du site de Mahigan, il faudrait aussi ajouter que la pénultième version de son site était née sur les ruines de son site précédent, perdu à la suite d’une erreur de saisie et d’un effacement de sa base. C’est encore cela, l’instant du site : son présent toujours suspendu dans sa précarité. Les travaux d’aménagement permanent d’un site disent ainsi son statut fragile et toujours en cours de modification : « transitoire, fugitif, contingent », écrivait Baudelaire [17] pour nommer quelques aspects de la modernité – ce fugitif est le risque auquel s’exposent des sites qui, tout en contenant les textes les plus précieux de leurs auteurs (et cette part de la vie la plus active en eux, la plus vitale), peut tout à fait être supprimé radicalement en quelques instants : stratégie du fugitif, fuir le temps qui le précède et celui qui le suit, marcher dans l’instant.

Et puis, il y a le moment d’un Satori terrible, d’un contre-Wèn : celui de la disparition qui est toujours ce qui menace, et ce qui est contenu dans l’écriture numérique en tant que telle. Ce n’est pas seulement sa faiblesse : c’est sa nature. Si le site est instant, exposition des textes, c’est dans la mesure où on s’expose aussi au danger de leur abolition : à l’instant de la mort [18]. Or, cet instant, c’est celui de l’écriture en tant que telle, puisque l’ajout d’un texte dans un site relègue au passé, et souvent à l’oubli, voire à l’invisibilité, le texte qui le précède. L’écriture de l’instant est mise à mort à la fois de la vie qui l’a appelée et des écritures qui étaient alors présentes. La fosse à bitume [19] qu’est le site est le fruit de cette tâche de l’instant qui lutte contre l’œuvre close pour dresser une stèle jamais achevable.

Cela sans parler de l’autre moment ultime d’un site arraché au présent : celui qui suit la mort d’un auteur, qui disparaît avec ses codes de bases de données (site alors voué à la disparition, pour cause de non reconduction des droits auprès du fournisseur d’accès…).

Ainsi, l’écriture numérique fabrique de l’instant et le révèle à lui-même : l’inscription en ligne est quasi contemporaine de sa composition, et l’ancien jeu (comme ce qui sépare deux pièces d’un mobile) entre écriture et publication se réduit à quelques secondes. L’écriture devient son propre surgissement, et c’est à cela qu’elle tient aussi son intensité et sa radicalité. La plasticité qu’elle arrache au site, on a vu qu’elle se donnait à lire comme écriture aussi : la forme d’un site est en tant que tel son texte, son tissu, sa matière malléable et fragile, sa structure et sa vitalité, un organisme et une organisation.

Ainsi, de l’intensité, de la plasticité et de la radicalité, l’écriture numérique tire une relation au présent qu’elle puise dans la tradition : celle des écritures déposées aux surfaces les plus sensibles – pierres, bois, parois de murs dans les villes aussi – qui bien souvent possédaient une utilité sociale que l’écriture contournait, graffiti qu’on lit à Pompéi, dessins obscènes, ou avertissement au passant sur la route de Thèbes qui dresse la première élégie de l’Occident, et le tout premier poème peut-être, gravé par Simonide de Céos : « Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois ». Écritures numériques du présent qui transforment l’élégie du passé en lyrisme pour maintenant.

**Épilogue. « Hormis l’incuse » : de l’élégie au lyrisme, ou le satori du silence

L’incuse, c’est cette surface (souvent pour une monnaie) frappée en relief : creux qui dit cette plasticité des écritures qui font surgir du temps – du temps qu’on lit, même dans l’écart : impression de toujours assister en ligne à la lecture d’un présent, comme d’un journal sans cesse présent – ; et creux qui dit le secret, aussi, ce qui dans le poème de Segalen est aussi lié à la mort.

Stèles donc, que nos sites ? Mais stèles qui gravent une mise à mort permanente de la mort : et c’est peut-être ici que se joue la radicalité la plus grande. Là où le livre imprimé joue l’inscription du temps comme mise à mort du présent, le site ne cesse de produire l’effacement du passé, et d’en rendre visible le corps spectral d’un présent toujours constitué.

Quand j’écris ces lignes, cet hiver 2017, François Bon propose ses premières vidéos à 360°. Dans la partie biographique (« mise à jour permanente ») de son Tiers Livre, il avait noté il y a quelque temps déjà, pour les années 2018 à 2023 – autant écrire le futur tant qu’il n’a pas encore eu lieu : c’est aussi cela, la force du Satori numérique…– ces quelques lignes : « Évolution progressive et définitive du site Tiers Livre en arborescence d’oeuvre transmedia et préparation d’un verre sphérique inaltérable et indestructible incluant la totalité de cette oeuvre unique. » Ce verre sphérique est un singulier écho de ces vidéos à 360°, où l’écriture corporelle et l’engament de la voix tendent à se défaire des mots écrits pour faire surgir le corps d’un auteur traversé par l’écriture. Vidéo en direct, même si montée, dont la théâtralité est celle de l’épure et de l’évidence, du risque aussi à s’exposer sans la distance des mots écrits.

Écritures pourtant ici encore : scène de l’instant.

Comme sont écritures ces silences que Segalen note, en points de suspension, dans l’effacement qui soudain surgit entre la volonté et le dépôt sur la pierre.

Écritures qui ne tiennent pas au texte, mais plutôt au geste d’aller vers la surface du monde et d’en graver des signes qui diraient non la volonté d’une pensée établie, plutôt la terrible et joyeuse tâche de dire le présent et de l’habiter.


[1Victor Segalen, Stèles, « Avant-propos », Gallimard, coll. « NRF/Poésie », 1973, p. 22.

[2Victor Segalen, Stèles, op. cit., p. 23.

[3Victor Segalen, Stèles, op. cit., p. 24.

[4Ce poème a également été l’objet d’une lecture précieuse par Jean-Pierre Richard, in Microlectures. Pages paysages II, Paris, Seuil, 1984.

[5Victor Segalen, Stèles, op. cit., p. 128.

[6« Écrire, c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans la rendre présente et sans se rendre présent à elle, savoir qu’elle a eu lieu, bien qu’elle n’ait pas été éprouvée, et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse. », Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 108-109.

[7Selon le plus ancien dictionnaire chinois, le Shuo Wen Jie Zi de Xu Shen (58-147). C’est à ce dictionnaire que le P. Wieger se réfère essentiellement pour rédiger son ouvrage Caractères chinois (étymologie, graphie, lexique), Ho-Kien-Fou, 1900. Ce livre était pour Segalen, comme pour Claudel, la principale source d’informations sur l’écriture chinoise. Cité par Qin Haiying, Segalen et la Chine, Écriture intertextuelle et transculturelle, Paris, L’Harmattan, 2003.

[8Notamment dans « Aventures de lignes », titre d’un texte sur la peinture de Paul Klee in Passages, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1950, 1963, p. 113 et suivantes.

[9Au même moment, dans cette Chine du début du XXe siècle en pleine mutation, c’est un étrange et paradoxal mouvement contraire qui s’opère, puisque le Wên était alors récusé par un large mouvement de lettrés modernes qui le considérait comme langue des élites, des dominants, du passé…

[10Ce serait même presque une méthode : dans d’autres communications, ces lectures de la tradition m’ont servi à nourrir ces réflexions sur les écritures numériques (et récemment, au printemps 2016 lors d’un colloque à Montréal, sur l’éditorialisation de la figure de l’auteur ; ou à Rennes en 2012, sur la question des pratiques de lecture et de médiation…)

[11Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 37.

[12Idem

[13Et comme aime à le rappeler souvent François Bon, par exemple : ici.

[14Sur le site de Sébastien Rongier : « Numérique : plasticité et intensification » (billet publié le 10 janvier 2012, ici).

[15Catherine Malabou, La Plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Léo Scheer, 2005.

[16C’était le beau titre de la thèse de doctorat de Mahigan Lepage qui portait sur le travail de François Bon.

[17Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, IV, « La Modernité ».

[18C’est le titre d’un récit de Blanchot, si fondateur pour une pensée qui aura tâché toute la vie durant de mettre « la mort au passé ».

[19L’expression est de François Bon, dans un texte fondateur sur le tiers-livre : l’Internet comme fosse à bitume.