arnaud maïsetti | carnets

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modernité de la pourriture

jeudi 23 novembre 2017


Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !...

Rimb.

Bob Dylan, Thunder in The Mountain (« Modern Times », 2006)


J’apprends qu’en allemand, modern ne dit pas seulement la modernité, mais qu’il est le verbe moisir, pourrir. C’est peut-être une juste trajectoire.

Oui, je sais bien qu’il faut, de toutes nos fibres, accepter le temps présent dans tout ce qu’il est, ou en tous cas le recevoir, tâcher de le comprendre et de plier sur lui, plutôt que d’y renoncer, de voir derrière nous la nuit tombée, les chants perdus dans le soir des siècles, l’arbre du bien et du mal foudroyé et sur le point de tomber : je sais bien que là seul est ce qui importe, ce qui au-devant de soi s’enfonce dans le jour.

Mais dans la sinistre époque où nous sommes, aller, cela veut surtout dire aller sur la pourriture grandissante de l’époque où nous sommes : cela veut surtout dire aller dans la moisissure triomphante.

Les nouvelles à la radio, les insultes chaque jour qu’on reçoit, en nous et dans cette part de ce qui nous fonde, le mépris, l’indifférence crasse des gouvernants, la stérilité des mouvements en réponse, le renoncement, les reflux partout des parts pourtant vives de nos jours : bien sûr, tout cela tisse l’époque, et pourrait tellement nous amener à d’autres renoncements, plus définitifs.

Finalement, le risque est partout — accepter la pourriture et être une part d’elle, sa part complice ; refuser la pourriture et renoncer au présent. Dans l’aporie, la mer étale est une réponse : les vagues au milieu de la mer viennent encore, luttent contre le mouvement de masse qui les emporte et qu’elles emportent avec elles.

Sinistre époque, décidément. Dans l’église Saint-Ferréol près d’ici, des dizaines d’enfants migrants ont trouvé refuge : envoyés à Marseille par la logique irrationnelle de la bureaucratie, ils vivaient dehors avant de trouver refuge dans une église. Aujourd’hui, on les menace d’expulsion : pour où ? Tout ce monde aboutit à ces luttes, à ces rages.

Et toutes ces semaines, des histoires comme celles-ci, il y en a dix, cent. On dit que la parole se libère aussi : mais c’est aussi pour mieux la reléguer à l’état de parole, s’en tenir quitte, et empêcher ces paroles d’être des actions, et des armes. Il faudrait que les paroles soient des armes contre la pourriture, contre l’époque, sa sinistre marche forcée vers le sinistre.

Ce serait une réponse, et une action : la rage ; est-ce qu’il existe autre chose désormais, que ce sentiment nu et terrible, muet, désespérément hostile ? Je ne pense pas. Je lis Cendrars ces derniers jours, et cela n’a rien à voir – quoique. Et j’écoute la rumeur du monde aussi, et je regarde la mer. Et ce mot de rage partout fait écume comme une vérité avant de plonger quelque part dans les profondeurs pour fermenter.