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La Ville écrite | ce mardi 15 juin 1981

mardi 24 avril 2018

Quatre heure cinquante trois à jamais écrite comme jamais, ici et maintenant qui la nomme et la plante. Dans cette rue perdue où personne ne va, peut-on écrire autre chose que le jour, et l’heure, et son nom, pour déposer tout ce qu’une vie aurait pu amasser d’une vie et la concentrer à la pointe extrême du temps et de l’espace ? Est-ce que l’écrire fait de cette minute-là un instant perdu, ou pour toujours présent ? Est-ce que l’écrire accomplit ou achève ? Est-ce que l’écrire abolit ou fixe ? Est-ce que l’écrire l’écrit, ou l’efface ?

On ne sait pas. On écrira tant de livres qui n’approcheront pas un millième la vérité terrible de ce poème, de ce récit immense et bref, où tout est dit (rien), dévoilant le plus intime des secrets en le laissant scellé.

On n’aura jamais la force d’écrire cela : il n’y a que la ville pour être cette peau où se jeter de tout son désespoir. La vile est seule capable de recueillir un nom, une date, une heure, et de le garder toutes ces années en désespoir de cause.

Est-ce même un désespoir ? C’était peut-être une joie pure qu’il fallait noter, ici, là, avant de la perdre. C’est donc une joie saisie dans la peur, le désespoir de tout perdre ; on n’échappe jamais au désespoir.

Je ne dirai pas le lieu, que je garde pour moi.

Mais je dirai la légende, qu’il faut inventer [1]

Le 15 juin tombe un lundi, cette année 1981. Si l’homme a écrit rageusement mardi, il se trompe – mais c’est le milieu de la nuit, il ne sait plus très bien si c’est la veille (le 15) ou le lendemain (le mardi), il n’a pas dormi, il marche ici loin de tout (on est ici loin de tout, vraiment), et il n’a rien sur lui qu’un mauvais feutre noir et son désespoir ou sa joie pure (c’est même violence et même force), alors il se jette, il n’a que son nom à donner, il pourrait le donner au premier venu, c’est la ville, il lui donne, il écrit, il écrit lentement et docilement le récit et le poème d’une vie qu’on ne trouve que sur les stèles des cimetières : un nom, une date. Puis il repart ; il ne reviendra plus.

Le temps passera, c’est sa nature, sur l’oubli délavé du temps et de son passage.

Pour mémoire, les journaux de l’époque disent le temps comme s’il y avait autre chose à dire que ce nom, et l’heure : les journaux tentent de dire ce jour et aucun ne relève le fait suprême de ce jour : ce nom qui pourtant seul résistera, en regard de quoi les nouvelles de ce jour sont de l’antiquité. Ces journaux pourraient dire la même chose qu’hier – mais ne disent qu’un jour absolument singulier et pour cela oubliable, périmé dès l’instant dès lors qu’ils négligent ce nom.

Personne n’est mort, le 15 juin – personne de remarquable, s’entend ; tant ont dû disparaître. La loi faisait la loi, aujourd’hui incompréhensible quand on la lit : des lois comme du verre brisé qu’on trouverait dans la poussière et qui serait seul ce qui resterait de nos villes. Voilà donc ce qui survit aux hommes et qui contient toute leur mémoire oubliée : des lois, organiser lamentablement le monde défait.

Une semaine avant le 15, un jeune chef de clinique de l’hôpital Claude-Bernard reçoit sur son bureau un dossier de quelques pages : il s’attarde sur un article très compliqué : Pneumocystis Pneumonia-Los Angeles. Le SIDA n’a pas de nom, il a fait déjà, peut-être, cinq victimes, les premières.

L’homme marche dans l’ignorance du monde ; quand on regarde l’histoire en arrière, on ne voit que des dates, des faits, des cadavres déjà décomposés par la vie – on ne voit jamais un homme qui marche dans la nuit et qui, en pleurant, est sur le point d’écrire son nom pour une raison puissante qui restera inconnue.

L’homme, dont le nom est absent, l’homme dont ne témoigne qu’un prénom anonyme, est aujourd’hui parmi nous, peut-être, ici ou là-bas, maintenant, à jamais peut-être, et nous sommes après lui : c’est cela que dit la date, cela que porte la ville : nous sommes après lui. Nous sommes sans lui.


[1Il y a une autre légende, évidemment : ce mot a été écrit hier, par un plaisantin.