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Hong Sang-Soo | Grass (풀잎들)

vendredi 11 janvier 2019

Un film de Hong Sang-Soo
Avec : Avec Min-Hee Kim, Jin-yeong Jeong, Saebyuk Kim

Au bout d’une allée, un café que personne ne s’attendrait à trouver. Les gens s’assoient et parlent de leur vie. Au fil du temps, les clients se côtoient et apprennent à se connaître. Une femme les observe et semble mettre par écrit leurs pensées. La nuit commence à tomber mais tous restent dans le café.




La vie pousse par le milieu


On recommence par le milieu. Les Français pensent trop en termes d’arbre : l’arbre du savoir, les points d’arborescence, l’alpha et l’oméga, les racines et le sommet. C’est le contraire de l’herbe. Non seulement l’herbe pousse au milieu des choses, mais elle pousse elle—même par le milieu.

Gilles Deleuze
Dialogues avec Claire Parnet

— Hum, à présent, je ne gronde plus. Alors je ne savais pas encore que j’étais heureux. Avez-vous quelquefois vu une feuille, une feuille d’arbre ? 
—  Oui. 
—  Dernièrement j’en ai vu une : elle était jaune, mais conservait encore en quelques endroits sa couleur verte, les bords étaient pourris. Le vent l’emportait. Quand j’avais dix ans, il m’arrivait en hiver de fermer les yeux exprès et de me représenter une feuille verte aux veines nettement dessinées, un soleil brillant. J’ouvrais les yeux et je croyais rêver, tant c’était beau, je les refermais encore. 
—  Qu’est-ce que cela signifie ? C’est une figure ? 
—  Non… pourquoi ? Je ne fais pas d’allégorie. Je parle seulement de la feuille. La feuille est belle. Tout est bien. 
—  Tout ? 
—  Oui. L’homme est malheureux parce qu’il ne connaît pas son bonheur, uniquement pour cela. 

Fédor Dostöevski
Les Démons, Deuxième Partie, Livre V, Chapitre 1 (La Nuit)

Dans le café, elle écrit. La fenêtre de l’écran ouverte devant elle : les mots qu’elle aligne. C’est le premier cadre, intérieur, et qu’on ne verra jamais : le texte qu’elle écrit. Autour, les couples assis devant les bols de thé bouillant, les verres de soda. Elle est là pour eux : elle écrit ce qui se dit, ne manque rien de toutes ces vies jetées là au moment où elles viennent se briser. Tout ce qui se dit, elle écoute, elle vole. Les vagues doivent bien se briser quelque part, là où la mer cesse : c’est là que la jeune fille se tient ; elle écrit les vies qui s’effondrent autour d’elle. C’est l’autre cadre, débordant, celui des vies qui se jouent devant elle, et pour elle.

Évidemment, peu à peu, on sera traversé par cette pensée : et si les couples autour d’elle n’existaient que pour elle ? Que par elle ? Et si ces corps n’étaient que les pousses sauvages de son imaginaire : chair du texte qu’elle avance, hypothèses successives d’un roman qui peine à prendre corps, qui s’essaie, bute sur des crises, se brise ? Et évidemment, cette autre pensée : qu’est-ce que cela changerait ? Est-ce que ce n’est pas la même chose, autour de moi, dans ce café où j’écris ces notes : les corps autour de moi, est-ce que je ne les invente pas aussi ?

Pendant une heure, un peu plus, c’est le jeu des cadres : l’écran, la vie. Entre les deux, ce qui se dépose et se déploie, ce qui se rêve, se désire. Nous, on est dans le troisième cadre, de ce côté-ci de la vie qui la regarde. Est-ce qu’on n’est pas inventé aussi par le film ? Je ne sais pas.

Il y a la fille qui accuse son ancien amant d’avoir provoqué le suicide de son amie ; un cinéaste incapable d’écrire qui demande de l’aide auprès d’une scénariste ; un vieil homme qui supplie une amie de l’héberger… Le jeu des désirs et des refus : des malentendus qui fondent les relations — des cruautés aussi, quand la demande excède tout, des délires, du désespoir quand dans un café, on joue tout. Entre les désirs et les cruautés, la jeune fille se tient : elle, elle écrit. Ce pourrait être un double de Hong Sang-Soo, mais non : c’est le nôtre. Nous aussi : on est là, on vole, on regarde, on ne manque rien, on ne comprend pas tout, on arrive au milieu — « l’herbe pousse par le milieu » —, on reconstruit, on suppose, on se trompe, on espère que ; on se demande si : on écrit aussi.

Ce qui se joue ? Oui, tout un théâtre vraiment. Le cinéaste impuissant et dragueur est un ancien acteur ; le vieillard, aussi — ils se sont connus autrefois, avant que tout s’effondre. Qu’est-ce qui se joue du théâtre après le théâtre ? Quelques ombres ? (Ce plan, bouleversant, quand au milieu de l’échange, l’image se détourne, par pudeur peut-être, et vient accrocher les ombres des corps posés sur le mur blanc). La pensée se précise, se redouble jusqu’au vertige : ces corps, pousses sauvages de l’imagination, le sont aussi du film — des acteurs qui jouent avec leur rôle. Et de nouveau la vie qui déborde : les rôles qu’on nous fait jouer dans la comédie sociale des apparences, est-ce qu’il ne faudrait pas jouer avec eux aussi ?

Et quand le masque se fissure : ce qui s’expose de soi, la nudité terrible de toute une vie. Désespoir de toutes ces vies ensemble saisies au moment même où quelque chose se libère : les forces de l’aveu, de la mise en cause, de la reconnaissance. Une sorte d’épreuve du feu pour chacun : ce qui se dit, c’est comme briser le bol de lait — et plus possible de remettre le lait dans le bol en miette. Alors, un mot après l’autre, ce qu’on approche, et qu’on n’atteint jamais bien sûr, ce serait peut-être cela qu’on appelle la vérité, ou soi-même, ou l’autre ; on ne sait pas vraiment, c’est à la lisière.

Le premier plan du film déjà délivrait. Il ne racontait rien : nous apprenait simplement à voir ce qui allait se réaliser — le mot est le même pour un rêve et pour un film. Ouverture sur un plan de jeunes feuilles, à l’étroit dans un pot ; le vent, le noir et blanc vaporeux et précis de l’art, rien que l’évidence de feuilles qui ne renvoient qu’à elle, aucune allégorie. Des bruits de pas. Machinalement, on lève la tête : le plan se redresse, accroche les pas d’une jeune fille, et la suit, qui entre dans un café. De la vie comme elle passe et comme on s’en saisit, au passage ou en passant. De la vie comme elle peut aussi les dire toutes.

Ces couples qui jouent leur vie — mais dans la simplicité et sans emphase de quelques phrases qui voudraient jouer cartes sur table — pourraient être tous : ils le sont. Et puis, ils pourraient n’être qu’un. J’ai eu cette pensée, qui était peut-être une croyance, que ces couples étaient chacun le devenir de l’autre, la jeunesse et la vieillesse de deux seuls, qu’ils se trouvaient dans ce même lieu saisi à des moments différents de leur vie, ou de vies possibles. De l’amour joyeux et niais — au désespoir tragique de vieilles amours mortes qui refusent de le dire ; de la naissance à ce qui disparait sans le voir ; du milieu saisi de la vie qui pourrait recommencer ou s’achever d’un mot : un précipité, vraiment. Et peu importe de nouveau que cette croyance ne résiste pas au film : l’hypothèse fausse qu’il déploie suffit aux larmes et ces larmes sont vraies.

Visages de ces corps : différents selon qu’ils sont de face ou de profil ; visages de peintures, vivants au milieu du film leur vie de visage, librement, sans nous, malgré nous et cependant aussi pour nous. Quand ils marchent, beauté de ces visages. Quand ils rêvent, fermeture de ces visages sur une vie intérieure qui nous est à jamais refusée. Terreur de ces visages : juste avant la tristesse.

Il y a des plans aberrants qui sont autant de clés, autant de mystères : la jeune fille descendant et montant une courte volée d’escaliers, à l’infini — jusqu’à trouver de quoi sourire. Ainsi le film va et s’éloigne sans aller nulle part, non pour le plaisir qu’on a de grimper et de descendre quelques marches d’escalier, mais parce qu’avec l’épuisement, les pensées viennent, et leur nécessité, la joie pure. Cet autre plan : des amants louent des costumes pour se prendre en photo devant les portes. On est devant l’image même du cinéma, qui tout à la fois dénonce son artifice mais atteste de sa puissance, de sa force d’enfant. Un couple d’amants les moque. À la fin, ce sont eux qui se laisseront prendre au jeu, et loueront des costumes, se feront photographier.

Joie de ce film : de poser à la fois la cruauté et sa vanité, sans que l’une efface l’autre. Musique forte et inajustée au propos : c’est que le tenancier du café aime la musique classique occidentale, la plus éculée et épuisée (Schubert, Wagner, Offenbach…). Mais les crescendo dramatiques de la musique ne correspondent jamais à ce qui se dit ; et inversement : il n’y a pas de bande-son de la vie qui l’illustre. Seulement des malentendus entre lesquels on fraie, cherche les signes secrets, les espère : et pour cela on les invente.

À la fin, les figures que la jeune fille écrit jusqu’au saccage – comme on prend en photo les corps des indiens on leur vole les âmes –, l’invitent à les rejoindre. Elle est l’un de ces corps qui vit sur l’écran ses secrets : à nous de les écrire.

Dernier plan : de nouveau les pousses de pelouse — non pas sauvages, mais bien domestiquées. Image du film ? Son dispositif théorique, tenu, minuscule et débordant, puissant et évident ? Ou simple plan sur une pelouse à venir, appelé à déborder lui aussi le cadre de son monde ?

La grâce : ce qui est touché par. On est faible avec sa propre langue, et trébuche parfois sur des évidences faciles : et pourtant. Qu’un moment de grâce soit justement ce qui passe, qui porte sa douleur et sa joie profonde. Que la grâce soit fragile aussi : autre évidence. Pour nommer le film, on n’a que ce mot qui le dit mal. Je ne sais comment on dit pelouse en coréen, ni même si c’est la bonne traduction [1]. Mais il faut bien rêver, inventer, et finir par écrire le film en nous. « Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ! »

Il y a un plan après ce dernier, le coup de grâce. Quand les lumières s’allument, qu’on est jeté dans la vie, ce qu’on fait des vies brisées autour de nous, parmi nous, en nous — savoir qu’elles nous fondent aussi, que nous sommes au milieu d’elles son rêve, son écriture, et son possible.


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