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Keren Ann | Les jours heureux

Ce qui distingue le rêve du passé

jeudi 21 mars 2019


Keren Ann, « Les jours heureux », Bleue (2019)


Ce qui distingue le rêve du passé tient peut-être à la voix : même pas. Dans un rêve, on ne se souvient jamais de la voix. On ne souvient d’un timbre, et comme il est lointain.

La chanson commence dans ce lointain, et son approche : quelque chose comme ce qui va rejoindre depuis les jours anciens.

Cette chanson, c’est comme si on me demandait de dater ma jeunesse : je dirai demain ? Non, je dirais attends un peu, et je chercherais une chanson de Keren Ann, et je ne la trouverais pas, et soudain je me réveillerais au milieu de la nuit, je ne pourrais jamais plus me rendormir.

Peut-être la nostalgie de ce qu’on n’a pas vécu, le voile entre la vie et son rêve, ce qui sépare le passé et sa propre jeunesse, peut-être ce qui a lieu la nuit quand le jour se lève, peut-être : ce qu’il y a dans la voix de ces chansons, je ne sais pas, mais c’est tout cela.

Je me souviens du Tryptique, et le milieu des années deux mille dans Paris, qu’il faisait froid en remontant Montorgueil. Je m’en souviens comme d’un secret que le jeune homme que j’étais garde pour lui et refuse de me dire. Keren Ann Zeidel est le nom de ce secret.

Alors, penser que cette voix pourrait faire des chansons aujourd’hui encore tient d’un miracle à peine croyable ; d’ailleurs, je m’efforce de ne pas y croire. C’est comme si toutes ses chansons avaient été enregistrées un seul jour, et je les écouterai toute ma vie à intervalles irréguliers pour me souvenir de ces jours disparus, mesurant ce qui m’en sépare, mais m’y jetant entièrement pour ne pas tout à fait me croire moi-même disparu avec ces jours.

Dans la chanson qui ouvre Bleue — quel titre… —, la voix dit tout cela, et peu importe si elle dit aussi tout autre chose : elle dit de regarder dans la passé cette image d’autrefois et tout ce qui commençait alors en elle. Elle le dit avec une profonde mélancolie, mais sereine et sûre d’elle-même, sûre de la cruauté, de sa joie de dire le définitif. Et de rendre ce définitif réversible, toujours possible : il suffit de réécouter la chanson et tout recommencerait ? Tout recommencera.


regarde la mer
près du bateau
juste derrière
un peu plus haut
sur le fil d’argent
de l’horizon
ces deux amants
que nous étions

ne vois-tu pas
venir les jours heureux
ils sont bien là
et dire que l’on vivait sans eux
jusque là

regarde le ciel
près de la dune
ces petites lumières
je n’en vois qu’une
dans le néant
qui brille encore
depuis longtemps
que l’on cherche alors

ne vois-tu pas
venir les jours heureux
ils sont bien là
et dire que l’on vivait sans eux
jusque là

regarde mes yeux
là tout au fond
regarde mieux
presque le nom
c’est juste une promesse
qui t’attendait
mais rien ne presse
car désormais

ne vois-tu pas
venir les jours heureux
ils sont bien là
et dire que l’on vivait sans eux
jusque là