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Le réveil d’un homme d’Aurélia Guillet | Notes dramaturgiques

mercredi 22 mai 2019

du rêve à l’éveil

Le Réveil d’un homme, Variation à partir du « Rêve d’un homme ridicule » de Fédor Doistoïevski / proposition scénique et textuelle d’Aurélia Guillet / avec Thomas Champeau / Son Jérôme Castel / coproduction Image et 1/2 (Paris) — festival des Caves 2019


Le Réveil d’un homme est une proposition qui s’inspire, principalement, du Rêve d’un homme ridicule de Dostoïevski et le met en dialogue avec d’autres écritures plus contemporaines (Heiner Müller, et Georges Perec). Nous y reprenons la trame proposée par Dostoïevski, à savoir l’histoire d’un homme qui veut se suicider mais qui, au lieu de se tuer, s’endort, fait un rêve et se réveille animé du désir de vivre. Fiction sur ce qui peut rendre espoir à un être pris dans la spirale d’un nihilisme solitaire.

A travers son rêve, cet homme fait l’expérience comme d’une énigme qui se révèle à lui et le fonde secrètement. Pour nous dégager de la religiosité 19ème siècle de l’auteur russe, nous avons cherché à actualiser ce dépassement de la pulsion de mort et de destruction. Le rêve que fait cet homme lui ouvre un espace de confrontation à lui-même. Il y fait l’expérience d’une « désidéalisation », qui n’est pas une résignation mais bien la reconquête de son sentiment d’existence.
Coproduction Festival de caves / Image ½ (Paris)


Là où Dostoïevski écrit un rêve, écrire le réveil : tracer la courbe vers le réveil qui viendra briser ce que Dostoïevski avait composé, qui faisait du rêve un refuge, l’espace d’une vérité, le lieu de la révélation. Non. Alors travailler à un dialogue avec le texte de Dostoievski, et non à une adaptation, ni même une réécriture : parler à côté de lui, et contre lui : dès lors faire du réveil, la sortie du rêve et la fin de la pièce – si la fin dit aussi bien l’arrêt que la destination.

Dans la bascule entre le rêve et le réveil, tout se renverse de la morale en éthique (non un « tu dois », mais un « il faut que je »), de la métaphysique en politique (non une vérité, mais un possible), du récit en théâtre (non une histoire, mais une expérience).

C’est pourquoi la traversée de Dostoievski est essentielle : tout comme les contre-sens volontaires opérés en lui, les violences mêmes sur le texte source, détourné loin de sa mer.

De la pulsion de mort au désir de la vie

Au cœur de cette trajectoire brisée du rêve en réveil, le désir de formuler théâtralement un affect aussi bien politique qu’existentiel, une sorte d’intuition radicale. Radicale, puisqu’à la racine de la vie elle-même : et cette question finalement simple, et impossible : pourquoi finalement ne pas en finir ? Partir de là.

L’autre intuition, c’est récuser l’opposition entre la vie et la mort – même massivement pris ainsi, bloc de vie et bloc de mort (tout et rien.) Pris dans un mouvement ensemble, la vie et la mort engagés dans un même geste. Penser la trajectoire de l’homme qui parle, vit, rêve et se réveille comme une image : « une image dialectique » (W. Benjamin), où la vie et la mort sans se confondre puisent les forces l’une en l’autre, et que le récit formulerait à sa minuscule mesure de récit – et Dostoievski notre présent, à condition que notre présent le travaille (comme un bois travaille : en se cassant). « Une image est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. » (W. Benjamin) 

Un mouvement se dégage, dont le récit témoigne comme un cri, mais déplié sur une heure de spectacle : c’est dans la pulsion de mort que se trouve la pulsion de vie.

Hypothèses : et si ces pulsions étaient des espaces, intérieurs et politiques (qui lient une solitude à une communauté) : comme on dit je marche dans la nuit – une durée, un lieu. Trouver ces espaces : les écrire. Par exemple : la rue où le soir il marche et rencontre la jeune fille. C’est dans la rue qu’il rencontre le fond de sa vie, sa mort. Une expérience intérieure telle que G. Bataille a décrite.

Dès lors, le récit devient la fiction politique qui transcende sa nature propre d’anecdote : fiction politique en ce qu’elle rend lisible dans son image une époque qui serait la nôtre, rend possible la communauté qui reconnaît cette solitude. Plongeant dans l’extrême limite du possible (la décision de la mort), elle trouve à cet endroit précisément le désir de la nier, et de vivre, non pas faute de mieux : mais pour cette raison même.

Autre hypothèse qui suit la précédente : la mort n’est pas ce qui est devant nous, mais ce qu’on met en arrière. Décision qui désigne l’écriture, et le théâtre ? Maurice Blanchot (L’Écriture du désastre) : « Écrire, c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans la rendre présente et sans se rendre présent à elle, savoir qu’elle a eu lieu, bien qu’elle n’ait pas été éprouvée, et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse, et dont les traces qui s’effacent appellent à s’excepter de l’ordre cosmique, là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable. » 

Du ridicule

C’est le point de départ : pour Dostoievski, une sorte de prise de conscience. Avec le ridicule, s’engouffrent le sentiment de la relativité de son être, celui de la perception d’occuper une place trop importante en regard de sa véritable : le ridicule peut se lire comme le revers de l’orgueil, dont il serait pourtant une manifestation – se suicider, n’est-ce pas le geste même de l’orgueilleux qui ne s’estime pas à la hauteur de lui-même ?

De toutes ces postures – qui construisent dans le récit un individu singulier –, tâcher d’en faire dans la parole une attitude face à l’existence : c’est le ridicule qui permet ce pas de côté face aux autres et au monde et rend le monde et les autres et soi-même visibles. Comme la lumière qu’on ne peut percevoir que dans l’ombre.

Une position de regard plutôt qu’une attitude morale. Et un levier plutôt qu’une solution à l’existence.

Le messianisme, l’amour et le secret

La ligne du récit de Dostoievski est claire : elle est celle de la rédemption par l’amour, de la révélation ultime du bon et du bien, de la conversion religieuse. Figure du Christ, le personnage fait le trajet du diable : dans le renversement, le romancier fait la lecture de sa propre trajectoire.
Renoncer à cette ligne claire, c’est travailler plus justement aux secrets qui enveloppent la décision de la mort et celle de la vie : c’est maintenir en tensions et en contradictions les pulsions, c’est conserver à l’énigme sa nature d’énigme, non pour obscurcir, mais pour prolonger les lignes et les parcourir avec moins de certitudes et davantage d’intensité.

Récit d’une expérience : expérience d’un récit

Traverser le texte de Dostoievski en parole théâtrale, c’est d’abord trouver en lui l’action qui la construit de part en part : travailler le bloc de pensées qui le fonde et tâcher de le mettre en mouvement. Écrire en lui, pour le théâtre, c’est écrire des actions verbales : des mots qui soient des actions. Le risque, en laissant la parole à Dostoievski, c’est d’en faire un pur témoignage littéraire : pièce d’un procès. On serait, face à cela, seulement ceux qui sont face à cela et la reçoit, en position de juger de sa validité, voire (pire) de sa qualité. Écrire, non pour faire passer sa langue, ou pour l’adapter à la scène : mais pour tâcher de fabriquer une expérience, qui rendrait tout jugement (du spectateur) impossible. L’expérience aurait eu lieu, ou non. L’adresse et le passage au présent sont à cet égards moins des concessions faites à la scène que des outils susceptibles de faire levier sur le présent. L’expérience a lieu devant nous : ce qui se traverse, de la mort et de la vie, n’est pas restitué, ou reconstitué pour nous comme si cela avait déjà eu lieu, mais se redonnerait chaque soir, au présent : trouver dans la pulsion de mort le désir de la vie.

Le photographe et le présent

Effacer ce qui signe le texte dans son époque et son origine : l’arracher à son autorité – et évacuer la question d’être fidèle ou non au sens qu’il propose –, pour mieux se passer de l’enjeu du récit qui témoignerait seulement d’une histoire, et rejoindre les conditions de possibilité de l’expérience.

De là, par exemple, le glissement de l’étudiant / auteur, vers le photographe : celui qui voudrait voir le réel, et le rendre visible.

De là les références à notre époque, qui en fait effacent le passé pour constituer une adresse sans références indexées à une histoire qui opèrent un flou sur les réalités de la fiction et du monde.

Du caractère destructeur

Walter Benjamin, Le caractère destructeur :

« Aux yeux du caractère destructeur rien n’est durable. C’est pour cette raison précisément qu’il voit partout des chemins. Là ou d’autres butent sur des murs ou des montagnes, il voit encore un chemin. Mais comme il en voit partout, il lui faut partout les déblayer. Pas toujours par la force brutale, parfois par une force plus noble. Voyant partout des chemins, il est lui-même toujours à la croisée des chemins. Aucun instant ne peut connaître le suivant. Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse. Le caractère destructeur n’a pas le sentiment que la vie vaut d’être vécue, mais que le suicide ne vaut pas la peine d’être commis. »

Walter Benjamin s’est donné la mort le 26 septembre 1940.

De la vitalité et de l’inquiétude

Que l’acquiescement à la vie ne soit pas sans terreur ni plein de mort, et que cet acquiescement n’ait rien de définitif ni d’assuré : mais qu’il soit toujours l’enjeu de sa propre mise en péril – une façon de conjoindre dans un même geste l’expérience de ce réveil, et celle du théâtre ?


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