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Vies #2 | Corps noir de Savonarole

samedi 18 mars 2017

La scène est à Florence : c’est-à-dire, ici, dans un théâtre, puisque Florence n’est que cela et que tous les théâtres auront de Florence cette dette jamais payée à l’égard de ce jour. Le 23 mai 1498 est un lundi.

La Piazza della Signoria est noire de monde et de colère. Nous sommes au pied du Palais des Prieurs et on emmène un homme sans visage – comment le peindre ? – vers l’échafaud où on va pour la Gloire de Dieu et le Salut des hommes le pendre puis le brûler – à l’endroit même où pendant quatre ans l’homme avait prêché furieusement et tenu dans sa voix le gouvernement de Florence ; à l’endroit même où un an tout juste avant ce lundi de mai, à l’issue d’un prêche plus furieux ou plus doux, on avait levé un bucher pour y détruire tout ce qui porte signe de la main de l’homme qui voudrait lutter contre le temps et refuser sa condition. Miroirs, livres, tableaux, tous les plus beaux chef d’œuvre de tout ce que Florence, c’est-à-dire le monde, avait forgé de plus beau et de plus éternel, s’était détruit sous les yeux de Girolamo Savonarole, ce frère, qu’on brûle aujourd’hui comme un vulgaire livre, comme une vulgaire toile de Botticelli, comme un nu sublime de David ou de Michel Ange – qu’il va rejoindre en poussière, là, ici, maintenant encore.

 Sur cette place même qui est le théâtre, et Florence et l’Histoire tout à la fois, on va brûler cet homme et tout ce qu’il a sur lui, et son visage et ses cris, sa fureur d’homme qui pensait être la vérité de l’action politique, dieu s’il était une colère, et s’il était homme né à Ferrare dans l’Italie de Machiavel et de Borgia : Savonarole.

Savonarole lève-t-il les yeux sur les murs qui l’entourent, Florence, Place de la Seigneurie ? On dit du Palais des Prieurs qui se dresse sur la place qu’il est vieux : Pallazo Vecchio : vieux et pourtant si récent, mais vieux parce qu’il dit le passé, et sa rage d’histoire qui nous rend contemporain de lui. La Place avait fait table rase de l’ancien Palais qui se dressait là autrefois, occupée par la puissante famille gibeline chassée de la ville par la victoire des Guelfes il y a trois siècles. Faut-il rappeler l’Histoire quand elle a disparu sous les Palais successifs du temps ? Faut-t-il dire l’Histoire tandis qu’elle n’est pour nous qu’un échafaud, une colère et des gerbes de feu où on jette des cadavres ? Peut-être pour cela : et pour dire par quoi nous sommes passés, de qui nous sommes le rêve et le passé, de quoi nous sommes oublieux d’une vie qui serait la nôtre si on était capable de lever d’autres mondes.

 Alors je dis l’Histoire et l’oubli : les Guelfe ne voulaient plus se souvenir des Nobles gibelins et de leur trahison avec l’Empire. Ils détruisent leur Palais, ils arasent le sol, ils ne laissent pas une pierre. Et ils bâtissent un nouveau palais, où se tiendra le Gouvernement de la Commune nouvelle, mais – vengeance de l’histoire –, ils lèvent ce Palais nouveau (qu’on nommera Palazzo Vecchio, vieux Palais, pour dire : il n’y a rien avant, aussi loin que recule la mémoire, seulement cette vieillerie, jeune : c’est quand la jeunesse dit qu’elle est vieille qu’on reconnaît l’histoire et le rêve qu’elle fait pour nous), mais ce Palais Nouveau donc, on l’écarte un peu de la place qui se dresse dans l’orgueil solitaire, celui de ne pas mordre le sol souillé par le sang des vaincus.

C’est de ce Palais qu’ensuite Savonorale chassera les Médicis, sans armée, mais avec sa voix, ses prêches et sa fureur : et cela : des mots simples qui disent : le pouvoir n’est pas à vous, le pouvoir n’est à personne.

Quatre ans durant, de prêche en prêche, dans la fièvre de quatre années de gouvernement sans gouvernement, la Commune de Florence est brûlé au Buchés de Savonarole – traversé par des jeunes garçons en robe noir que le Frère fait déferler dans la ville pour traquer les images de vanité.

Enfin, quand Florence se réveille de son cauchemar, on se saisit du Frère, on le jette en prison, lui brise les deux bras pour qu’il n’écrive plus. Par défi, il dictera deux lectures des Psaumes. On lui arrache des aveux : que les abysses de mes péchés se dissolvent dans les abysses de votre merci.

 Est-ce qu’il regarde les corps de Domenico et de Silvestro, ses deux compagnons qu’on a pendu et qu’on va brûler avec lui avant de jeter toutes ces cendres ensemble dans le fleuve ? On lui demande ses habits : il refuse d’être nu, comme un vulgaire chef d’œuvre du quattrocento.

Une vie, à peine : de quoi témoigne-t-elle, encore ? De ce bûcher fait homme et ville et dieu, quand on réclame des hommes qu’ils renoncent à tout ce qui fait d’eux des hommes peut-être. L’exemple sans exemple d’une vie, sa fureur de remplacer Dieu et le Prince, sans dieu ni Prince, mais avec des flammes, des livres qu’on jette comme des espoirs, tout ce précipice de terreur qui consume les hommes