arnaud maïsetti | carnets

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règne des contraires

lundi 24 août 2020

Vp and downe, vp and downe, I will leade
them vp and downe : I am fear’d in field and towne.
Goblin, lead them vp and downe : here comes one.

Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream


Au temps où chaque mot lance immédiatement son contraire — les gestes dits barrières ; les distances irrémédiablement sociales ; les mesures essentiellement sanitaires —, rien qui ne résiste à rien ; on voile nos visages, on courbe la tête, on attend que le temps passe, comme toujours, cette fois sans savoir s’il le fera.

C’est la rentrée, mais rien ni personne n’a vraiment été autorisé à sortir — ou alors comme on rencontre son risque. Il faut chaque fois mesurer le danger et dans quelle intensité on s’y expose. On évolue dans les villes modernes comme au bord des cités assiégées, mais de l’intérieur et sans arme. On est démuni — on est seulement là. Tous on voudrait ne pas se soumettre aux injonctions qui pourtant préservent nos corps cette fois : on est dans les feux croisés.

Revenir sur ces pages, comme sur les lieux d’un crime ; j’aurais dû appeler ces carnets le journal en retard, plutôt qu’à contretemps : ou irrégulier. Ou non, ne rien appeler, écrire des pages à la volée, et parfois déposer juste un mot. Aujourd’hui j’aurai écrit géométrie — et puis j’aurais refermé lentement l’ordinateur, j’aurais eu le sentiment d’avoir noté le contraire de Louis XVI, le 14 juillet, ce contraire considérable qui rend gorge à la réalité et l’exécute [1].

Donc : quelques mots vites déposés entre trois trains — Marseille vers Paris (Gare de Lyon), via Aix, Avignon, Lyon ; puis Paris (Gare de l’Est) vers Nancy ; puis Pont-à-Mousson où pour quelques jours s’inquiéter des écritures contemporaines (fébriles déjà quant à ce mot — et c’est pour ces inquiétudes qu’on a besoin d’alliés). Là, Gare de l’Est, sous les nuages qui ne cessent de se donner rendez-vous au-dessus de moi, écrire dans le bruit retrouvé de Paris, le souffle court, le visage couvert comme tous. La ville est la même. Sauf qu’à chaque passage, impression que la misère se dresse plus violente ; plus déchirante (est-ce parce que l’indifférence des regards autour de moi paraît plus grande que dans mes souvenirs ?)

Par exemple : cet homme qui faisait la manche avant un entretien de travail, l’après-midi même — ne veut pas déranger l’autre vieillard qui chante, s’en va, s’excuse.

L’insoutenable politesse de la misère.

Géométrie sanitaire des métros : et en regard, des villes. Les volets, les trottoirs, les panneaux — tous fabriquent des lignes alignées dans le champ de vision pour ne pas cesser de nous offrir repérage et confort. On ne peut pas se perdre, dans ce dédale. Dans la saturation des signes, tout converge pour nous empêcher d’être librement perdu.

Rêver à des villes aux noms inconnus, écritures birmanes, japonaises — signes illisibles.

Des rêves de villes comme des nuages, jamais identiques, ou des mers : impossible de distinguer une vague avec l’autre qui sont pourtant toutes différentes, fondues l’une dans l’autre jusqu’à submerger les signifiés dans l’unique signifiant coulé de l’abîme, le vacarme, le rien qui bat sur les rivages sans raison, sans succès, sans relâche, nous.


Portfolio

[1Carnet de chasse du souverain.