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l’énergie du désespoir

mardi 10 novembre 2020

Jour de malheur ! J’ai avalé une fameuse gorgée de poison.
La rage du désespoir m’emporte contre tout, la nature, les objets, moi, que je veux déchirer.

Rimbaud, Brouillons d’Une Saison en enfer (« Nuit de l’enfer »)

Convertir les forces noires de l’immobilité en désespoir, oui, plus noir encore, oui, et plus méchant, plus mobile, plus âcre, celui qui dans la bouche, oui, brûle, et oblige à cracher, impose de ne pas garder le silence pour soi, mais de le partager, oui, le désespoir, oui, mais lequel ? Par où ? — Seigneur, c’est un mur ; par là ?

Le mot d’ordre de Michaux : celui qui dit infusez davantage, est-il soluble dans l’air du temps, rance, latent, confortablement installé dans le désastre qu’on gère faute de mieux. La gestion des affaires courantes sent les latrines. Le mot d’ordre de Michaux ne sauve pas, il appelle : et après ? Ne désespérez pas, qu’il nous lançait autrefois — je me souviens, en ces temps, j’étais en mon adolescence : j’avais ce mot accroché à la porte de l’internat —, ne désespérez pas, infusez davantage.

Dans quelle liqueur forte faire infuser le désespoir, dis-moi ?

On annonce un frémissement ; la hausse de la courbe est moins pentue ; les morgues sont pleines, mais moins ; le monde agonise, mais étouffe son râle avec plus de pudeur. Partout est à la débâcle. On cherche les forces. On est prêt pourtant. On a fini de se préparer. On ne regarde plus le ciel en calculant vaguement les puissances de vent à venir qui emportera tout ; on sait que le vent est dans le corps et qu’il suffirait d’être tant à soudain souffler sur ce réel de cartes.

La phrase de Bensaïd : « dans le travail pour l’incertain, la seule règle est de prendre parti pour l’opprimé » — je la récite de mémoire comme on se jette, intérieurement, le bois qu’il faut pour chauffer la colère et rendre gorge à la tristesse.

On laisse ouvertes les écoles où s’entassent ceux qui toussent sous leur mauvais masque qu’on touche mille fois par jour ; on laisse ouverts les commerces pour ne pas qu’ils meurent quitte à mourir ou donner la mort ; on sauve ce qui peut l’être, et d’abord les apparences ; on élit un puissant pour la seule raison qu’il est moins fou que l’autre ; on bombarde l’Arménie ; on oublie lentement le temps qu’il fait de l’autre côté de la fenêtre.

Mais je n’oublie pas que c’est le 10 novembre. Ce jour avait vu agoniser Rimbaud. Chaque 10 novembre de cette vie, je me fais la promesse de me rendre au pied de la Conception et de jeter mes pensées vers lui, puis d’aller voir la mer, longuement, où ne l’a pas attendu le bateau qu’il désirait rejoindre ces dernières secondes.

J’ai manqué à ma promesse, comme toujours.

Cette fois, j’avais des raisons. Sur l’attestation de déplacement dérogatoire en application du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le législateur n’a pas cru bon d’ajouter, parmi les neuf motifs de déplacement, celui qui disait : se recueillir au pied du monde.

La réalité avait fini par reproduire infiniment le bruit de la terre qui heurte le bois du cercueil.

On lutte chaque soir pourtant pour ne pas se résigner ; hier, relire les pages d’un récit de deuil pour conjurer quelque chose que je ne saurai pas nommer.

On cherche des forces. Le monde conspire à les enfouir dans les impasses. Oui, on cherche les passages secrets où s’engouffrer parce qu’on n’en a pas fini avec lui, avec l’amour et son désir, avec l’enfance, avec le courage et la franchise ; avec la peur d’être lâche aussi ; avec les silences qui peuplent partout en soi la peine. Le monde enfermé par lui-même nous aura laissé finalement toute cette fatigue en partage – et dans notre corps, trouvera-t-on la force de la convertir en désespoir, seule capable, c’est vrai, d’en finir avec lui ?