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les traces de sang sur terre

lundi 30 novembre 2020


Les traces
de sang
sur terre
peuvent-elles
devenir
blessures
dans le nuage
qui passe ?

Armand Gatti, La Première lettre (1978)


Le réel n’a pas de visage. On le lui a arraché. Il parle à travers une bouche vide, édentée, qui crache tout le sang du monde. Le réel insiste. Il voudrait dire ses bourreaux, et il crache, et son crachat peu à peu l’étouffe comme l’étouffent les gaz 2-chlorobenzylidène malonitrile dits lacrymogènes en raison des larmes qui soudain surgissent comme si on avait mal ou honte : on n’a pas honte, ou seulement pour eux ; mais on ne peut plus résister alors on court, on voit une rue qui s’ouvre dans la course, on la prend comme si on devait prendre son courage et des forces à la ville entière : nous attend, noire de pied en cape et frappant en cadence sur des boucliers en polycarbonate transparent la brigade de répression de l’action violente motorisée, cette brave Brav-M, qui charge en hurlant des mots incompréhensibles jusque sur nos crânes.

Le réel a aussi ce visage-là.

Rien ne l’étouffe, lui, ni la honte ni la peur, ni les gaz, ni rien : rien.

Pas besoin d’une bouche, les mots sont partout, dans moi, hors de moi, ça alors, tout à l’heure je n’avais pas d’épaisseur, je les entends, pas besoin de les entendre, pas besoin d’une tête, écrit Beckett — l’innommable Innommable d’aucun secours ce soir, mais on regarde les mots en cherchant où passer, comme toujours.

L’image : le corps de la jeune fille, soulevée par son ami, juste au moment où les coups vont s’abattre sur elle. L’image revient seule. Elle fraie ce soir parmi les autres, le type tabassé chez lui par quatre en armes dépositaires de l’ordre public ; le mot ordre public qui fait écran à l’image ; sur les écrans, les images qui font écran au monde : le monde qui devient cette image tabassée.

L’écran est aussi la surface horizontale du monde qu’il nous faudrait piétiner : l’image aussi s’impose, sans phrase.

Poème de Butor : Sur les nuages l’embrasement/la bouteille ou rage le gin/ou djinn aux mille et une nuits/qui nous ouvrira les vitrines/des trésors où dorment les traces/du passé verres d’outre-vue/fenêtres des vagues-voitures/les yeux du prochain millénaire. Son titre, Reflet, miroite dans le soir, tremble dans le tremblé de ces jours, incertains, terribles, prêts à basculer déjà.

Mais où ?

La semaine passée, dans l’enfer de Zoom, celui qui éloigne les êtres dans l’illusion de les approcher, tandis que je parlais assourdi dans mon propre écho, inaudible (quelques heures avant, impossible d’afficher mon visage), que tout donc prend l’allure grossière de l’allégorie désastreuse de ces jours, cette pensée aussi : qu’on se souviendra de ce temps immobile comme ce qui précédait tout, et la condition de toute fin qui rendrait possible tout recommencement.


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