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Temps confinés | le théâtre se mesure au mouvement du monde

Contribution sur la question de la fermeture des théâtres

mercredi 23 décembre 2020

contribution sur la question de la fermeture des théâtres en temps confinés

Si le théâtre est nécessaire — et la question se pose parfois douloureusement chaque soir où on en fait l’expérience, ou l’épreuve —, c’est dans la mesure où il répond, voire s’oppose au mouvement du monde. Qu’en est-il quand le monde, arrêté, nous immobilise ? Oui, il y aurait finalement de la vanité à réclamer l’ouverture des salles. Quelle expérience y ferait-on ? Quelles expériences du monde pourrait s’y jouer si seule importe celles qui structurent ce dialogue avec les remous du monde dehors ? À l’arrêt, le monde impose aussi l’arrêt du théâtre, et c’est peut-être une cruelle, mais juste chose.

L’essentiel, quand on va au théâtre, c’est quand on en sort. Ou plutôt : on s’y rend afin de mieux en sortir. Qu’on échange, dehors, en piétinant dans le froid, cherchant à se réchauffer d’alcool ou à la cendre des cigarettes, aux paroles qu’on chauffe, les mots qu’on cherche pour être au plus juste et qui sont parfois seulement méchants, ou arrachés au bouleversement. On ne va au théâtre que pour en sortir : et rentrer chez soi. Sur la route, on traverse le monde, vibrant de ce qu’on vient de traverser, ou échoué contre le soir passé enfermé loin de lui. En chemin, on revient au temps de la séance théâtral. Dans le ventre fermé de la salle, on s’était coupé du monde, téléphone éteint dans la poche, ne vibrant d’aucun appel, d’aucune « notification » disant comment va le monde et par quoi il a lieu. Dans le corps caverneux du théâtre, on vibre autrement, à l’affut d’autres appels, plus distant dans le temps, plus étranger à la réalité. On s’est absenté du temps réel pour, dans la coupure, se tenir, et patiemment relever d’une l’élaboration d’un autre temps. On y fait le contraire d’oublier le monde : on s’efforcerait plutôt de s’en souvenir. Car ce n’est pas plongé dans la réalité qu’on peut le faire. Laborieusement tâchant de traduire le monde, ou la scène avec les instruments dont on dispose, cette expérience de vivant qui est la nôtre, on aura tenté de faire cela : trouver une langue capable d’interpréter moins le sens de la pièce devant nous que le monde auquel on s’affronte chaque jour.

Dans ce monde fermé désormais, ou par à coups ouvert pour être aussitôt de nouveau clos, nous sommes pauvres en expériences. Pauvres en rencontres, pauvres en disputes, en embrassades. Pauvres en manifestations où l’on sent l’épaule du camarade nous maintenir debout. Nous n’avons plus que de la colère ou du dépit ; l’époque désarme parce que nous ne pouvons pas même nous opposer à l’enfermement sous peine d’être complices des malades à venir, des morts mêmes. Nous consentons à cette violence sociale au nom d’une plus grande violence possible et ce piège est insoutenable.

Le monde dehors s’efface. Plus que le théâtre, ou que les cafés ouverts, c’est cela qui manque : le frottement entre le monde remué et la scène qui viendrait la dire, ou plutôt, nous en travers, qui faisons jouer le théâtre contre le monde.

Que ferait-on devant un spectacle même puissant sans le confronter à ce qui dehors s’est retiré, sans pouvoir en parler ensuite : mais appelé à rentrer chez soi, et vite ? Rien.

On répète encore, quand c’est possible ; des sorties de résidence sont ouvertes. Partout s’écrivent des appels à l’ouverture : l’insupportable asphyxie en cours conduit même certains sur la pente de quelques indécences, comme prétendre que l’art serait une activité essentielle au fait de vivre. On perd le sens des proportions en même temps que celui des métaphores. Surtout, le piège tendu par cette fausse opposition essentiel/inessentiel se referme.

En ces termes, rien ne serait essentiel que de se tuer à la tâche. Il faut refuser de penser en vertu de catégories forgées pour l’aliénation au travail. Et puis, quant à moi, l’essentiel de ma vie consiste à marcher dans le jour pensant que c’est la nuit.

L’urgence n’est peut-être pas tant à ouvrir les salles de spectacle qu’à poursuivre répétitions et recherches. Sortir de la logique de production par chaîne de spectacles (im)propres à la consommation, et financer les temps de recherche : soutenir les structures, et davantage. Payer les compagnies, artistes, techniciens, permanents. Associer, à jauge réduite, spectateurs, étudiants, tutelles. Et inventer ce temps nécessaire d’élaboration collective de questions, et d’abord : celles-ci : « Que fait-on ? » / « Que fait le théâtre au monde ? / du monde ? » / « Que peut-il encore ? »

Heiner Müller proposait que de temps en temps, on cesse de faire du théâtre et qu’on s’assemble dans les lieux de spectacle pour y penser le manque qui se creusait : de le constater, ou de constater l’absence de manque (et de se passer de théâtre, dès lors). Le temps est peut-être venu.

Dans les moments d’effervescence politique, on ne fait plus de théâtre : on fait la révolution. Dans les temps contraires — comme ce présent mort —, on ne fait pas davantage de théâtre : il n’y a de scène qu’affrontée à l’insupportable marche du monde.

Non, on ne profite pas d’une crise. On la subit. Et on retourne, autant que possible, ses armes contre elle.

Si les théâtres devaient être fermés jusqu’au printemps, la catastrophe pour les structures et les compagnies sera d’autant plus terrible qu’elle ne fera que prolonger le constat qu’une année aura ainsi été perdue. Contre la pensée d’une année perdue, gagnant du temps sur ce qui arrivera. Les salles fermées doivent s’ouvrir à une pensée commune, divergente, patiente, conflictuelle et sensible sur ce que peut le théâtre : qu’à la clôture du monde répondent les salles fermées des théâtres peuplées des inquiétudes, bruissant des paroles échangées autour d’elle, ouvertes aux quatre vents des paroles qui seraient ferments d’avenir. Le temps n’est pas à jouer avec l’absence du monde : plutôt de prendre appui sur lui pour s’armer du désir de mieux s’affronter à lui.