arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > le seul délire vraiment inacceptable

le seul délire vraiment inacceptable

mercredi 13 janvier 2021

Si, par le surréalisme, nous rejetons sans hésitation l’idée de la seule possibilité des choses qui « sont » et si nous déclarons, nous, que par un chemin qui « est », que nous pouvons montrer et aider à suivre, on accède à ce qu’on prétendait qui « n’était pas », si nous ne trouvons pas assez de mots pour flétrir la bassesse de la pensée occidentale, si nous ne craignons pas d’entrer en insurrection contre la logique, si nous ne jurerions pas qu’un acte qu’on accomplit en rêve a moins de sens qu’un acte qu’on accomplit éveillé, si nous ne sommes même pas sûrs qu’on n’en finira pas avec le temps, vieille farce sinistre, train perpétuellement déraillant, pulsations folles, inextricable amas de bêtes crevantes et crevées, comment veut-on que nous manifestions quelque tendresse, que même nous usions de tolérance à l’égard d’un appareil de conservation sociale, quel qu’il soit ? Ce serait le seul délire vraiment inacceptable de notre part. Tout est à faire,

André Breton, Second Manifeste du Surréalisme

Bien sûr, les signes, les signes qui appellent, les signes qui font signe vers d’autres, ceux qui parlent, à chaque carrefour, désignent. Les directions, les perspectives, les signes aberrants auxquels on se voue plus qu’à soi-même, qui sont l’amour même, les signes qui ont seuls les chiffres insensés de ce qui seul vaut la peine, si grande, d’aller d’un soir au matin, en passant par-dessus notre corps, les signes qui sont seuls, mais seuls, ce qui seuls possèdent le sens qui déchirent, brisent, renouent : bien sûr, je les sais tous, j’aurai passé cette aventure terrestre à les suivre, les traquer, les débusquer au fond des villes, et ils m’auraient mené seulement là,

Les signes qui déchirent, qui arrachent la peau, font voir sous la peau, d’autres peaux plus mortes encore, celles de l’Histoire dont on est le crachat, et cracher alors,

Bien sûr, et jusqu’à la folie d’en créer et de les prendre comme des signes aberrants posés là pour prouver que la vie existe et que je suis de son côté.

Reprendre, aujourd’hui. Le matin, j’ouvre l’écran : 96 étudiants sont de l’autre côté. Deux heures, je ne sais pas ce qu’on fait, ensemble, à parler de part et d’autre de l’écran, agiter des mots sans se voir, ou presque, tâcher de penser ce qu’on ne peut penser qu’en respirant le même air ; je ne sais pas. Je sais qu’au terme des deux heures, quand je referme l’écran, d’un geste presque brusque, je réalise que je n’ai plus de voix : dans le silence qui m’entoure, je comprends que j’aurai quasiment hurlé deux heures dans la solitude, face à l’écran, pour essayer peut-être de mieux trouver les mots, de provoquer la pensée qui s’échappait dans la distance.

Hier, j’entendais ce noble professeur chanter les louanges de tout cela, l’enseignement à distance, tout ce mime grotesque de la vie : et ce n’est pas seulement le dégoût qui était venu, presque le désespoir. Ce monde mort qui vient, qui s’étend non sur les ruines de l’ancien, mais dans ses prolongements, conforte ceux qui étaient les plus puissants. Il était content, le brave professeur, je n’ai pas d’autres mots. Ce contentement meurtrit, parce qu’il insulte ce qui donnait encore sens à ce que, à mains nues, on tentait de forer dans ce monde : des paroles à bout portant, des regards qu’on croisait, des visages.

Le soir, c’est la route véritable que je reprends. Le chemin vers le théâtre et Aix : on est douze dans la salle, entendre la terrible pièce de Brecht, Tête ronde, Tête Pointue, sa vérité âpre, frontale et qui lave un peu de la saleté du monde, soulève, comme un haut-le-cœur, comme une mer sur les terres désolées de la réalité.

Ce qui me brutalise, ce soir, d’y penser, c’est d’avoir été brutalisé par le contact des corps : tant de mois sans être en présence. Là, je voyais cinq ou six corps à la fois devant moi, sur la scène, évoluer, crier, pleurer. J’étais là pour les voir, ils étaient faits de chair et de sang, j’en étais apeuré.

Je me souviens alors de ces livres posés dans la rue, cette bibliothèque vue il y a dix jours et qui ne contenait que les mauvais livres, ceux que les gens consentaient à déposer pour s’en débarrasser sans doute, et qui sont les seuls qu’on est prêt à donner.

J’essaie de lire, ce soir, à m’en brûler les yeux, ce signe adressé.