arnaud maïsetti | carnets

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maudissez le monde

samedi 10 avril 2021

Pas de poudre de perlimpinpin aujourd’hui : rien que cette purée qui donne plus de courroux, les choses haïssables qui pleuvent et nous en veulent. Les galops ne frapperont jamais assez la terre. Maudissez le monde, il vous le rend bien.

Pierre Michon, Le Roi du bois (1996)

La femme est allongée visage contre le sol, immobile, je crois. On est plusieurs à s’approcher, mais on reste à distance, comme par réflexe : la distance sanitaire aurait donc contaminé jusqu’à nos instincts. Elle redresse un peu la tête. Elle est couverte de sang. Dans ses yeux seulement de la fatigue, immense, comme une vie : elle semble avoir cent ans. C’est elle qui nous rassure, d’une voix à peine audible, et puis elle s’effondre de nouveau, le visage contre le trottoir.

De nos jours, on peine à demander si ça va. Quand on le fait, c’est presque en désespoir de cause, ou ironiquement : non qu’on s’en moque, au contraire. Seulement, on sait la réponse : que non, ça ne peut pas aller. Qu’aller bien serait une sorte d’injure, que ce serait déplacé. Que le monde ne permet pas que ça aille. On traverse, voilà tout. On fait comme on le peut. On n’a vu personne depuis un an, ou de l’autre côté de soi, dans la distance. On sait que ça ne préserve pas des insultes, des coups qu’on reçoit du pouvoir, des crachats que chaque jour il nous lance. Ce qui s’est défait tient à cette épaule contre épaule des camarades. On signe les messages d’un prenez soin de vous, parce qu’on sait bien qu’on ne pourra pas le faire, prendre soin de l’autre, ou seulement au lointain.

Immédiatement, on appelle les secours. On est trois autour d’elle, quatre bientôt. Toujours le visage posé conter le sol, elle dit lentement qu’elle habite dans l’immeuble au pied duquel elle s’est effondrée. On lui demande si elle vit seule, et si on peut sonner chez elle : elle dit que non, surtout pas, que son époux marche à peine, qu’il ne faut pas qu’il se lève, qu’il risquerait de tomber. On est devant la tragédie quotidienne : les catastrophes en chaînes qu’on pourrait déclencher par bienveillance. L’aide qui fabrique du drame. Alors le silence, l’ignorance dans quoi il est mieux de se tenir si on ne veut pas finir le visage en sang.

Les secours viendront vite. On aura demandé à la femme de ne surtout pas bouger ; au risque que son état ne s’aggrave — on ne sait pas. Oui, on en est là aussi : l’immobilité, en attendant que ça passe. Et en attendant ? Autour de moi, on est cinq maintenant, à appeler le même numéro d’urgence, à se regarder, à se parler. Peut-être que l’époque détestable aura malgré elle engendré autre chose que du désespoir, mais ces regards-là. À partager cette réalité, on sait à quoi s’en tenir, et sans mot : la fragilité qui enveloppe chacun, la vulnérabilité de tous, comme une syntaxe qui compose la longue phrase de ces mois. Le partage de la violence, une ; quand bien même on y fait face différemment, avec nos moyens propres — et quand bien même certains, les mêmes qu’avant, en tireront grand profit, titrent déjà leur presse d’insultants préceptes : « comment profiter de la crise ? » Mais de l’autre côté de la violence, nous qui savons que le profit est toujours arraché au prix des cadavres et des corps souffrants, on se tient comme auprès de la vieille femme effondrée. On sait quelle époque on partage. On est en elle. Le sentiment, sans mot, devant la peine. Ou dans la peine, là où on est. Je regarde le visage de la vieille femme, ouvert, entièrement de sang, et souriant, qui nous disait : ne vous en faites pas, ne vous en faites pas, comme un masque de ces jours.