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pour pouvoir vraiment la haïr

mardi 25 mai 2021


Il découvrit qu’il ne connaissait pas assez la forêt pour pouvoir vraiment la haïr.

Luis Sepulveda


L’image même de ce dans quoi on ne s’enfonce jamais assez, ou seulement pour mesurer qu’on est loin de tout cœur ; il faudrait des bêtes plus sauvages que cette longue plainte d’abeilles, ou un vent moins froid, l’absence de la montre au poignet. La forêt de pins au-dessus des Caillols est l’envers du monde, et ce qui le rend possible ; rend possible qu’on s’y jette de nouveau. Il n’y a pas de contradiction dans le mouvement qui conduit à s’éloigner de la vie avant d’y revenir, il y a un seul mouvement, comme sur les vieilles horloges qui tombent sur elle-même pour avancer le temps.

Arrivé au sommet de la colline, on a une vue imprenable sur les quartiers est, et la prison des Baumettes. Ses toits infranchissables, les miradors ; on pourrait compter les fenêtres qui donnent sur le vide, l’absence d’horizon tendu vers les calanques et la mer. L’image même de ce dans quoi on ne s’enfonce jamais assez : les forêts qui pénètrent le cœur mort de ce monde-là.

Il y a les forêts de Dante, celles qui ouvrent au voyage par-delà tout voyage, obscures et denses, épaisses comme une jungle par où fraie un chemin tordu ; il y a les forêts du Graal, où la merveille surgit comme dans son élément, et l’aventure ; et il y a nos forêts, tracées par les pas lourds des randonneurs : chaque caillou ici a été piétiné, vu, photographié. On fait comme si : comme si on était aussi les premiers dans la forêt obscure, car la voie droite était perdue — et elle l’est, toute chose le démontre, chaque jour le prouve.

Il y aurait pourtant la conjuration des images dans la complicité des forêts, des hurlements des abeilles invisibles : on s’enfoncerait là pour se laver du monde et mieux l’affronter, ensuite, peut-être : trouver des ruses nouvelles pour le précipiter par le fond — ce qui se trame dans nos pensées quand on tourne le dos aux Baumettes, à la mer, et à toute forme de ciel.