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contre la lumière qui meurt

lundi 19 juillet 2021

La vieillesse devrait brûler et se déchaîner à la tombée du jour ;
Rager, rager contre la lumière qui meurt.

Dylan Thomas

La salle d’attente est une sorte de couloir aux murs parfaitement blancs sur quoi s’accroche la lumière qui tombe, dehors, avec le poids mort de juillet à midi. J’attends, que faire d’autre : la salle d’attente remplit pleinement sa fonction, toute entière bâtie pour cela et rien d’autres. D’ailleurs, nous sommes plusieurs à attendre. Deux vieilles femmes, venues ensemble sans doute pour s’accompagner dans le malheur — impossible de savoir laquelle est la plus malade, la plus proche de la terre. Elles ont cessé de porter leur regard sur les choses et semblent désormais attendre ; ici, elles accomplissent cette tâche à la perfection. Et un homme, le visage défait, cheveux ras, regard perdu aussi, terriblement inquiet, mais comme depuis des mois, des années peut-être, alors l’inquiétude a fini par fabriquer un visage sur son visage qui est devenu son regard, l’image de sa vie inquiète exposée à qui le regarde. On m’appelle.

Je tends les papiers, la bureaucratie habituelle ; ce n’est pas la première fois, non — mais cette fois, ce n’est pas le poignet, c’est le genou. On me tend un document que je remplis, cochant les cases machinalement : je n’ai ni valve cardiaque ni élément contenant du fer près des yeux ou dans la tête — à ma connaissance — qui pourrait constituer un facteur de risque majeur (la parenthèse précise : décès, cécité). Je coche les cases l’une après l’autre, dans la partie réservée au non. L’homme a été appelé aussi. Il est à côté de moi. Son inquiétude se renforce quand on lui demande des documents qu’il n’a pas ; il videra ses poches et son sac, il aurait vidé son crâne s’il le fallait, mais il doit se rendre à l’évidence première : non, il n’a pas ce document. On lui demande sa date de naissance, qui suffira (à quoi bon donc ce document, si ce n’est pour l’inquiétude et donner l’apparence d’un rôle à la bureaucratie ?) et sa voix traînante, paralysée presque, articule faiblement : le vieil homme est donc né six mois pile après moi.

Ce qui date notre vie n’a rien à voir avec l’âge, les intervalles statistiques où la sociologie nous place — entre vingt et trente-cinq ans ? —, les cartes de réduction qui nous sont réservées (et qui n’existent plus : il faut être enfant ou senior, et pas de milieu). Rien, non. Pourtant, je me sens terriblement contemporain de celui qui, à vingt-deux ans, regardait par la fenêtre de cette chambre de Montorgueil d’où je voyais la ville, et qui écrivait à la dictée ce qui s’y passait. Plus tard, j’ai brutalement pris conscience d’être possesseur d’un passé, comme d’un bloc de sensations perdues, inapprochables désormais. Maintenant, je vivrai avec le regard de ce vieillard de trente-sept ans dont le corps tremblait à côté de moi dans cette salle d’attente de l’hôpital ; en sortant, le ciel était bleu pâle, souverain, indifférent. Midi avait passé et j’avais terriblement soif, je n’ai pas retenu le nom de l’homme aux papiers répandus devant lui, qui n’avait plus que sa date de naissance pour se prouver.