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la violence des rives qui enserrent le fleuve

samedi 30 octobre 2021

On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent.

Brecht


Une fois de plus, l’expression ne pas avoir le temps, sa réalité féroce, décevante à l’égard de soi-même, l’idée d’épuisement qui lui est attachée comme au ciel les nuages, et aux nuages le soir ; le sentiment de le perdre, qu’il passe, la certitude d’être dépassé par lui, et qu’il file, là-bas, vers où ? Une fois de plus, ne pas écrire ici ; une fois de plus, les jours comme des semaines. Les cours (il faudrait un autre mot) entre les trajets en voiture — n’est-ce pas plutôt les trajets en voiture, entre deux cours ? — ; et une fois de plus, comme depuis cinq ans à chaque dernière semaine d’octobre, s’enfermer avec une pièce de théâtre (cette année Kae Tempest), poser des micros, chercher avec de jeunes acteurs la façon dont le corps pourrait la rejoindre, ou la traverser, se laisse traverser par elle : ne pas y arriver, une fois de plus ; une fois de plus, octobre : quand on bascule vers novembre, que le jour soudain se replie sur lui-même, que la nuit vient, une fois de plus, trop tôt.

Le mot intangible, cette fois : l’image des feuilles en cadavres dans les parcs, pas seulement mortes, et pas encore enterrées ; le mot vulnérable ; le mot néo-fasciste. Cette fois, ces mots qui reviennent habillés de neuf, qui viennent de loin, surgissent pour nommer le présent avec férocité. On ne sait pas s’il faut résister à ces mots, ou céder pleinement à leur justesse jusqu’à s’y confondre.

Ces derniers jours, je pense souvent au temps qu’il faisait à Wounded Knee le 29 décembre 1890 — à la couleur de neige. J’y pense à Marseille, et ici à Bordeaux où je suis pour trois jours. J’avais oublié la forme du ciel si singulière ici, au moment où la nuit tombe surtout, quand la lumière au moment de s’effacer insiste une dernière fois — mais tout est là. La ville, à même place, ne cesse de devenir ce qu’elle est. Les visages, si différents qu’à Marseille, le disent aussi. La pierre des façades. Les statues des négriers, les noms des rues, racontent aussi la neige de Wounded Knee, je le sais bien. Novembre ne passera pas sans que dans cette neige, je plonge mon visage, yeux ouverts.


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