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Écrire (dans) l’oubli du théâtre

mercredi 1er février 2012

Hypothèses et notes (non publiées)

Avec la fin de l’œuvre

Dehors, ce qui commence n’aura pas de fin. Pourtant, la pièce achevée, ne demeure d’elle que cet achèvement par lequel elle s’est réalisée, c’est-à-dire, finalement, accomplie, et, via cet accomplissement, littéralement abolie – que reste-il après elle ? Du silence, évidemment : et de ce silence dans lequel on est plongé, silence comme reste, peut-être – les derniers mots d’Hamlet nomment le théâtre quand il cesse –, il appartient aussi qu’on le traverse. Dans l’éblouissement des lumières soudaines, le bruit des applaudissements qui déchirent le temps du spectacle pour faire sursauter la réalité, l’engourdissement d’un éveil, puis, immédiatement après, la ville et la nuit, commence la part active de son expérience, celle de sa mémoire, celle de son écriture. Car c’est dehors que la pièce commence, encore, en soi et pour toujours.

Mais c’est dehors qu’on le réalise : le spectacle s’échappe, immédiatement consumé par lui-même ; après lui ne survit plus que son souvenir, c’est-à-dire seulement une part de temps échappée de l’oubli dans lequel il s’enfonce. Cette certitude : l’oubli qui commence sera l’horizon du spectacle dès lors. Cette autre : dès lors sera sans limite, sans recours : revoir le spectacle ne sera que rejouer l’oubli du spectacle premier, et le creuser, le recouvrir peut-être.

Écrire sur un livre, c’est l’avoir ouvert devant soi, et d’un seul regard, lisant-écrivant, faire du geste de relire le mouvement même de l’écriture ; c’est la même chose aujourd’hui pour qui veut travailler sur le cinéma : sur l’écran l’œuvre même, reproduite mais semblable, et le geste allant de l’œuvre à la page vient en déposer le regard toujours alerté, alertant, en présence de l’œuvre. Toute différente est l’expérience du spectateur de théâtre qui n’assiste qu’une seule fois à un spectacle toujours unique qu’aucun enregistrement ni captation ne sauraient saisir, ni reproduire. Le seul matériau où venir puiser reste la mémoire, à la fois trouée et constituée d’oubli. Intérieurement, le théâtre une fois achevé laisse le vide de sa présence, l’espace d’une lacune qui ne cessera de se creuser et que rien ne viendra pallier – hors peut-être l’écriture, comble du paradoxe : l’écriture comme outil de résistance à l’oubli, et lieu de son creusement aussi.

Pour la plupart des dramaturgies contemporaines, du moins les plus vives et les plus essentielles d’entre elles (du Théâtre du Radeau aux spectacles de K. Warlikowsky, de K. Lupa à F. Castorf, de C. Régy à A. Vassiliev pour ne citer que quelques unes, si différentes les unes des autres), l’enjeu principal semble être de fabriquer de la présence, une histoire qui repousserait de part en part le passé et son avenir, cherchant à nous mettre en présence, ou plutôt en activité de présence. Ces théâtres posent, différemment, cette unique question : l’expérience a-t-elle eu lieu ou non ? Si oui, c’est que cette présence a été effective le temps du spectacle ; si non, pourquoi y revenir, sauf à travailler contre ce que le spectacle a lui-même travaillé. Et pourtant, si l’on fait de l’écriture non le comble de l’oubli, mais son ouvrage, et non un travail sur la négativité, mais un processus qui renouvelle le présence, ainsi cherchera-t-on dans l’oubli à prononcer positivement son interruption, une langue de la représence.

Le geste critique qui voudrait porter sur le théâtre possède en effet cette étrange singularité, qui est aussi pour beaucoup son attrait : ce qui a construit son objet est précisément l’ensemble des forces qui travaillent à sa disparition. Car l’oubli a commencé immédiatement après la présence ; et puisque le théâtre a agi dans la présence, ce qu’on éprouve est plus violent encore quand c’est la présence même qui produit l’oubli. Écrire, les heures ou les jours qui suivront cette fin, ce sera moins reconstituer le souvenir du spectacle que tâcher de composer avec son oubli, et en grande partie écrire dans cet oubli, pour finalement écrire cet oubli.

Dehors, dans la rue et souvent le soir – c’est dans nos pays, le soir et en ville, dans les salles fermées construites exprès pour lui que se joue le théâtre –, les premiers instants de cette solitude qui saisit le spectateur sont toujours brûlants d’images qui persistent, et que la persistance déforme, malmène, parfois reconstruit et avale. Roland Barthes, dans son texte En sortant du cinéma [1], revient avec précision et profondeur sur ce temps qui suit le spectacle, l’épreuve de ce dehors, ce mélange de jouissance et de chute qu’éprouve le spectateur renvoyé au monde. Mais l’article de Barthes cesse au moment même où son écriture pourrait commencer, comme si le geste qui initiait son inscription était inclus dans cet article en son terme – nulle part pourtant Barthes ne revient sur ce mouvement si complexe qui porte le critique vers le passé de l’œuvre pour en lever sa présence au-devant de lui.
C’est ce mouvement qui m’intéresse ici, ou plutôt cet espace d’inscription de l’œuvre, qui est aussi un temps complexe entre passé de la pièce et futur projeté de sa restitution au sein d’une présence vacillante entre ces deux pôles de composition, là où je me situe lorsque j’écris sur un spectacle. Et ce qui s’écrira, fatalement, sera davantage que le dépôt d’énoncés sur lui, bien plutôt la formulation d’un oubli, enveloppe à la fois du spectacle et de son écriture.

L’écriture de l’œuvre et son expérience – l’appel du silence, l’appel de l’œuvre

Il faut ici insister sur un préalable, qui est aussi un pari. Le geste critique n’est pas indépendant ni autonome du tout qui l’environne et n’appartient pas à l’œuvre – dehors, nuit, ville et oubli – mais le processus d’agencement de l’œuvre dans ce tout qui l’affecte, et ainsi le produit pour une part, part essentielle parce qu’en elle se fonde son inscription au présent, sa contemporanéité avec l’œuvre, ou plutôt avec le monde de l’œuvre qu’il a en partage. Or, il se trouve que le dehors, la nuit, la ville, s’organisent au contraire de l’œuvre, accomplie est au dedans de la parole énoncée, dans le jour plein de sa diction où le noir du plateau est produit comme une lumière artificielle, dans un espace coupé des bruits de la ville, théâtre ouvert aux heures où la ville, elle, cesse ses activités. C’est dans cette coupure que le théâtre commence, et c’est après la déchirure qu’on se trouve, quand il s’agit de l’écrire, livré au dehors.

Et pourtant s’impose cet autre axiome, lié au premier en un paradoxe seulement apparent : il n’est pas d’expérience plus puissante et précise de connaissance de l’œuvre que son écriture. Catherine Millet, dans une conférence récente aux Collège des Bernardins [2], soutenait plus radicalement que l’écriture de l’art était sa seule expérience possible – défendant, par provocation peut-être, la position privilégiée du critique d’art. Provocation tenable ? N’y-a-t-il pas aussi une expérience non-verbale, ou pré-verbale de l’art ? Une expérience que précisément l’écriture viendrait abolir ? C’est pourquoi il semble plus juste, plus ouvert aussi, de circonscrire le geste critique et son privilège dans l’expérience de la connaissance de l’œuvre.
Dans le silence de sa co-présence, ne s’éprouve qu’une relation immédiate à l’œuvre, et une sorte d’expérience immanente où le silence n’est pas possible tant que dure la parole de l’œuvre qui occupe le temps de sa production toute la place. C’est pourquoi ce à quoi nous renvoie le silence ensuite à la fin du spectacle, dans les heures qui suivent, peut se concevoir comme un appel à l’écriture. Car dans le silence de sa pensée, on ne fait pas seulement l’expérience du silence, ou de sa propre pensée, mais de la parole là-bas prononcée – et qu’on plonge vers elle, informe ou forme, c’est au silence de lui donner forme ou informe. Revient à l’écriture de l’œuvre la profonde tâche d’entrer en connaissance d’elle. Il faut préciser : connaissance ici, c’est-à-dire ce mélange d’empathie (de la sensation) et de mise en relation (par le verbe). Le geste critique, quand il n’est ni pur jugement, ni simple évaluation, mais plus puissamment essai de formulation des territoires d’intensité où ce qui a lieu a eu lieu, serait cette tentative d’ouvrir l’expérience sensible qu’a inventé l’œuvre au champ de force du sens, à la jonction des espaces politiques et éthiques de soi et du réel.

Disons-le clairement : ce geste est rare. Il arrive peu, et même pour soi. Il est question de rencontre, il est question de mise en réflexion voire d’affrontement de deux langues, celle de l’œuvre et la sienne ; d’un effort de perspective du dedans en son dehors, de la nuit fausse des salles de spectacle vers la nuit concrète qui est la scansion du jour : de la clôture par son ouverture. Et surtout, affrontement le plus redoutable, écrire au présent de sa langue le passé d’une mise en présence : travail contradictoire, et peut-être de contre-sens, puisque le spectacle est sa propre expérience, qu’il a pour but d’avoir lieu au moment de sa diction devant nous – travail de fantôme, et soi-même comme exorciste et comme démon.

Ce n’est cependant que dans l’écriture de l’œuvre, son approche dans la langue critique, que s’ouvre la possibilité d’une connaissance. Éthique et politique de cette écriture critique, qui est ce geste d’infraction dans l’œuvre visant à produire des relations avec soi et la communauté dans laquelle elle a surgi afin de rendre visible des territoires ignorés de soi, et inconnus de la communauté.

S’il n’est d’expérience de l’œuvre que dans son écriture, c’est que jamais plus avant que dans cette approche ne se fera l’avancée dans son épaisseur nombreuse et fuyante, et qu’écrire, mot à mot, dans sa langue, cette œuvre, sera à la fois la constitution de cette expérience et la reconstitution de l’œuvre comme expérience présente au passé. Jamais mieux que dans son écriture on ne connaîtra l’œuvre : tous ceux à qui il arrive d’écrire sur des spectacles ou des livres le savent. Cette connaissance n’est ni érudite ni intellectuelle seulement, mais aussi férocement sensible que possible, parce qu’arrachée de haute lutte à l’affrontement de tout ce qui lui est opposée.

On dira enfin que l’œuvre est un appel à cette écriture, elle est seule ce qui la justifie et l’incite : qu’elle la détermine même et c’est la dernière puissance à l’œuvre contre l’écriture qui suit l’expérience de l’œuvre. Car souvent l’œuvre ne cesse de se poursuivre en dehors d’elle, prolongeant un charme qui vise à annuler l’écriture critique tant celle-ci risque, si elle n’y prend pas garde, de répéter (théâtralement) l’œuvre, de s’y confondre et de jouer la dégradation infinie de la forme en une autre reprise en écho. Écrire après l’œuvre, c’est cependant cet effort qui cherche à déjouer la narcissique captivité voulue de l’œuvre ; c’est saisir le charme en le rompant, provoquer la rupture du charme sans le dissoudre ; c’est ainsi d’une certaine manière enfin ne pas cesser de produire l’effacement de l’œuvre, en œuvrant la forme close en force et devenir.

Présence réelle & don du présent

Écrire sur un spectacle, quelques heures, quelques jours, quelques semaines après y avoir assisté, ce serait ce geste aberrant et impossible de le connaître sans le retrouver, d’envisager au passé le temps de sa présence, de fabriquer une langue de l’oubli, et tout cela dans un langage qui n’est pas celui de l’œuvre, mais son envers. Un geste désastreux, sans doute.

Écrire, c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans la rendre présente et sans se rendre présent à elle, savoir qu’elle a eu lieu, bien qu’elle n’ait pas été éprouvée, et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse, et dont les traces qui s’effacent appellent à s’excepter de l’ordre cosmique, là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable [3] . 

Désastre du geste critique, mais désastre du plein et du délié, non d’une béance ou d’une plaie que la main élargirait pour mesurer le vide : désastre apte à construire l’avoir lieu de l’expérience comme le lieu où a été possible le temps qui lui a succédé, celui de la vie et de son écriture. C’est le regard d’Orphée, image cardinale dans la pensée de Blanchot : une mise à mort qui refuse l’illusion consistant à croire qu’en écrivant le passé on saura en faire un présent comme au moment de l’expérience. Mais si on ne peut se rendre présent à ce passé, du moins saurait-on, au plus juste, rendre le passé en présence, lever la présence réelle [4] d’un corps devenu glorieux par le seul geste de le dire tel. La part maudite du passé ne se conjure pas, elle se délivre dans ce mouvement qui a trait à ce qu’il faut bien nommer un mysticisme, mais un mysticisme sans transcendance, celui du regard plongé dans l’angle mort du temps et de l’expérience à vif.

Écrire le théâtre, après lui, ne tient de la foi que si on la considère évidemment dénuée de religiosité : faisant retour vers le spectacle, la tâche de produire une parole de solitude pour la communauté se puise à la subjectivité d’un langage capable de produire à la fois la reconnaissance de l’œuvre et sa défiguration, sa cartographie intime et collective, sa puissance arrêtée, sa latence délivrée, son devenir en acte. Le regard critique sera ainsi seul capable de déjouer les pièges de la communion, puisqu’au contraire il s’efforce de travailler en partie contre le rythme de ces applaudissements quand, après quelques secondes, ils battent à l’unisson comme pour faire résonner l’unanime emportement du réel sur l’art. Au contraire de la communion, le critique s’efforce d’élaborer une parole qui chercherait ses points de résistance, ses endroits où la communauté fait problème, de même qu’il cherche dans l’énonciation le temps qui pose question : présents, passés et devenirs aux épaisseurs multiples.

Écrire dans l’après, ce temps mort qui prouve que le passé est passé puisqu’on est au présent à en consigner sa perte gagnée sur l’oubli, dans l’oubli : non pas déplier le sens, mais situer le pli, celui du temps et de la vie, de l’art et de l’intimité de celui qui y a assisté, assistant également sa présence survécue. Assister ? Au devant de soi s’élabore surtout de l’inconnu. Ce qu’on a vu, on l’ignore. C’est cela qui s’écrit surtout, non la transcription de l’expérience, mais un savoir de mésintelligence, ce savoir singulier si cher à Henri Michaux : « quand on s’avance jusque là, quand on frôle de tels espaces, il ne faut plus prétendre à les connaitre, il faut s’accorder à leurs ombres. Savoir, autre savoir ici, pas Savoir pour renseignement. Savoir pour devenir musicienne de la vérité [5] . » Écrire un désir d’avoir vu, aussi. Écrire ce pour quoi on a éprouvé le désir d’écrire ce qu’on aurait pu voir, à bout touchant sur la scène, qui s’est éloigné pour toujours et qu’on ne rejoindra qu’en agrandissant l’écart qui nous en sépare : écrire comme instrument de mesure de cet écart approché.
Puis, l’inconnu ainsi écrit, traversé, ne l’a été qu’en termes de présent : ce présent qu’on donne, qu’on confie à un autre que soi dont on charge le poids afin qu’il l’emporte avec lui, plus loin. C’est le dernier paradoxe, l’impossible qui donne sens pourtant à l’écriture après le spectacle. Si dissemblable sera en effet le même texte pour un spectateur qui aura vu le spectacle, et pour un autre qui n’aura pas été spectateur. Pour le premier, toujours cet écueil : le risque de n’avoir pas vu le même spectacle. Banalité, fatalité : comme le spectacle tient au souvenir de tous les autres qui l’ont précédé (tous différents pour chacun), et non pas seulement à telle sensibilité mais aussi à la mémoire du théâtre que l’on porte, ce qu’on charrie emporte ce passé aussi, qui creuse la distance. Il y a cette autre différence, accidentelle et inévitable : du spectacle, on en reçoit sa force que de l’endroit où l’on est assis – à sa place propre, toujours. L’enjeu du point de vue, si fondamental dans la littérature – une histoire du point de vue pourrait se confondre avec celle de la forme romanesque – trouve d’autres formes au théâtre : bien des travaux l’ont souligné, et de la place Royale (centrale) à la scénographie mondaine de la mise en regard des théâtres à l’italienne (le spectacle est dans la salle, non sur scène : ce qui importe est de se dévisager entre spectateurs), jusqu’aux expérimentations contemporaines, bi-frontalité, pulvérisation et éparpillement des tribunes, voire mise en mouvement des spectateurs, l’enjeu du regard ne cesse de constituer le théâtre de son dehors comme le dispositif même de sa production.

Adopter un regard surplombant sur le spectacle n’est pas seulement impossible, il donnerait lieu à de graves contre-sens sur la portée même de cet art. Dès lors, dans le croisement de soi et de l’autre, ne pas attribuer pour soi le geste d’écrire au nom du théâtre, ni au nom des autres, pas même au nom de soi : mais fabriquer au fur et à mesure ces lignes brisées de toutes ces forces qui engagent de fait un dialogue puissant qui les traversent. Inventer une dramaturgie seconde, en quelque sorte, dans le texte critique, chorégraphie mentale et imaginaire des temps et des regards : donner voix et vie et visages à ce qui n’en a jamais eu et n’en aura jamais. Jusqu’à la violence de croire que le texte critique s’adresse aussi, surtout, à ceux qui n’ont pas vu le spectacle – l’immense majorité –, non parce qu’il se donnerait tâche de le raconter ou de le restituer, mais au contraire, parce que le véritable texte critique sur un spectacle saura se rendre autonome.

Comment ? Autonome, mais non indépendant, le texte critique ne serait pas né sans le spectacle, et en cela ce qui le lie est absolument fondamental, et le constitue intimement. Mais parce qu’il ne s’agit pas d’écrire pour l’entre-soi d’une communauté qui a déjà été soudé par l’expérience de l’art, le texte critique véritable aura cette faculté de rejouer l’incitation de l’art, en son envers. C’est que la finalité de l’art n’est jamais l’art, évidemment – de même que la finalité du geste critique ne saurait être l’art sur lequel elle tire naissance. Si le théâtre, dans sa fragilité extrême, sa précarité irréductible, est aussi l’espace d’une parole précieuse, c’est en tant qu’elle localise des territoires intimes et politiques de possibilité de la vie en dehors de lui. Ce sont ces territoires que le geste critique devra avoir tâche de localiser pour saisir, et reformuler, tracer la généalogie et le devenir, le déplacer dans son propre champ intime et politique, au sein de la communauté dont il est issu et qu’il invente aussi dans son texte, son regard, l’appartenance qu’il aura choisi d’emprunter. Doublement des lignes de fuite : là où l’art trace des lignes hors de lui se situera le geste critique, dont la parole est née de cet espace médiatisé de la vie. Faire don du présent, dans l’ignorance de sa possession – mais le présent est l’objet du don, et ce qui fait présent n’est finalement que le désir de lui être présent, dans l’intimité d’un sujet qui écrit, d’un autre qui lit, en son présent même, cette présence arrachée. Je te fais présent de ce présent, dit le critique – à qui veut bien l’accepter, hors l’entente en vérité et accord de ce qui se dit.

Rêver, peut-être

Reste ce paradoxe : donner à lire une expérience sensible de vision à ceux qui n’ont pas vu. Témoigner d’une absence – d’un oubli – qui se double chez celui privé du souvenir, également privé d’oubli : avec ce risque que ce dernier considère comblé l’oubli d’une expérience qu’il n’a pas éprouvée. N’est-ce pas précisément la formulation même de l’écriture, de toute écriture ? Donner les preuves de ce qui n’a pas eu lieu pour en faire l’épreuve d’une vie inventée sous prétexte qu’elle a été éprouvée par celui qui ne saurait en fournir preuve ni vérité. Un rêve, peut-être. Drame de l’illusion, sur lequel toute l’histoire du théâtre n’a cessé de revenir, parce que sans doute pesait sur l’illusion non pas le soupçon de la réalité, mais celui du partage. Si le théâtre est l’art par excellence de son propre doute à advenir, comme art et comme expérience, c’est parce qu’il a n’a pas cessé de poser l’enjeu même du don comme possibilité jamais acquise de son existence.

Revient ainsi au geste critique d’endosser la fragilité de toutes ce qui constitue à la fois le théâtre et sa propre instance de prise de parole, pour prendre la parole précisément à tout ce qui pourrait venir l’interrompre. Interrompre cette interruption : n’est-ce pas la tâche du critique ? Du théâtre lui-même, interrompant le flot du temps et de la vie qui les empêchent d’être saisis tels ? De l’écriture, interruption du langage dans la langue, et du verbe sur sa force de production de sens ?

***

Dehors, ce qui commence n’aura pas de fin, parce que c’est le dehors aussi que l’on cherchera à approcher, et ce faisant à agrandir, comme celui qui, sorti du théâtre, prolonge la ville de ses pas et cherchant à rentrer chez lui, trace une ligne entre le théâtre et sa chambre : c’est cette ligne évidemment, sur elle, qu’il écrire. Dehors, ce qui commence, c’est pour une part la quête de ce dehors, et son rêve : c’est le désir de celui qui voudrait nommer le monde auquel il appartient, celui que le théâtre aura levé pour lui afin de le faire disparaître sous le monde qui nous enveloppe. Qu’en l’écrivant il saura rendre visible à celui qui ne savait pas ce monde qu’il n’avait pas vu, c’est aussi ce qui fonde le désir de l’écrire.

Dehors, quand le spectacle est achevé et qu’il reste à l’écrire, ce qui commence, c’est le temps de nommer ce désir à celui qui saurait le reconnaître. C’est une manière de passer le temps : d’organiser son passage ; c’est ne pas cesser d’inventer ce présent, celui qui a été, celui qui continue, celui qui pourra nous rendre présent à ce temps et à chacun – une part donnée du temps que l’art a rendu possible.


[1Barthes Roland. « En sortant du cinéma », in Communications n° 23, « Psychanalyse et cinéma », Paris, Seuil, 1975, p. 104-107.

[2Conférence « Où en est la critique d’art aujourd’hui ? Artistes et critiques face à face ». Collège des Bernardins, le samedi 26 novembre 2011.

[3Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 108-109.

[4Forgée par la théologie chrétienne, cette notion est au centre de la conception de la transsubstantiation, apparue au Concile de Trente. Voir notamment l’encyclique Ecclesia de Eucharistie, 2003, chapitre 1, §15.

[5Henri Michaux, Face aux verrous, Paris, Gallimard, 1954, p. 191.